Hermann Goering, un homme politique comme
les autres ?
Claude Kessler (2021)
Le procès des anciens dirigeants nazis après la défaite de l'Allemagne a
été l'occasion d'étudier leur personnalité avec en toile de fond toujours
cette même question : comment de pareils crimes - ceux jugés au Tribunal
militaire international de Nuremberg - ont-ils pu être ordonnés et commis dans une société civilisée à
l'avant-garde du progrès ?
Le psychiatre Douglas Kelley, qui a soigné, étudié et expertisé les
accusés, d'abord à Mondorf-les-Bains puis à Nuremberg, a considéré que les
dirigeants nazis ne différaient en rien d'autres leaders, politiques ou non.
De son côté, le psychologue Gustave Gilbert les a tous qualifiés de
psychopathes, concept aussi incertain à l'époque qu'il l'est de nos jours.
L'un et l'autre ont donné naissance à des écoles qui continuent à défendre
ces mêmes thèses.
Cela mérite d'aller voir de plus près ce qu'il en est.
Les meurtres de masse, qu'ils
constituent ou non des génocides, s'ils restent, certes, exceptionnels dans
l'histoire de l'humanité, n'en sont pas moins récurrents (1). Certains ont
reproché à Hannah Arendt d'avoir parlé de "la banalité du mal" dans
le livre qu'elle a consacré au procès d'Eichmann, l'accusant d'avoir voulu
banaliser les crimes commis par les Nazis. D'autres l'ont défendue en
avançant l'hypothèse qu'elle voulait seulement parler de l'inconscience par
ces mêmes criminels de la monstruosité de leurs actes (2), actes qui étaient
donc banals pour eux, mais en aucun cas en soi ou pour nous.
Il n'en reste pas moins vrai
que les crimes jugés à Nuremberg, ainsi que de nombreux autres commis au
sein de notre espèce, interrogent la volonté et la capacité des humains à
détruire leurs semblables, et plus largement à faire le mal, à
nuire. C'est aussi en ce sens que faire le mal est banal, et ce au moins
autant que faire le bien. Ce questionnement
ne peut pas aller sans une définition préalable du mal qui dépasse
l'inévitable relativisme des réponses habituelles. Mais nous risquons de
tomber, là, dans un puits sans fond. Pour l'éviter, nous nous contenterons
d'une réponse, elle aussi banale, une réponse conséquentialiste aux antipodes
de la morale formelle : faire le mal, c'est tout ce qui est cause de
souffrance et de destruction au niveau psychologique, biologique, sociétal,
écologique, etc. La réponse est ainsi à la hauteur de la naïveté de la
question. Pourtant, définir le mal comme étant tout ce qui nuit à la vie reste
encore le meilleur moyen d'échapper au piège d'une définition faite en
référence à des normes. Il a été facile aux Nazis de répliquer à leurs
accusateurs qu'ils étaient jugés, en tant que vaincus, à l'aune des lois
des vainqueurs, alors que les actes qui leur étaient reprochés n'étaient en
rien considérés comme étant des crimes au moment où ils ont été commis.
Les Tribunaux, quant à eux,
jugent, non selon des considérations philosophiques, mais en se
référant à des lois. Les dirigeants du Troisième Reich ont donc été
poursuivis sous quatre chefs d’inculpation : conjuration, crimes de guerre,
crimes contre la paix et crimes contre l’humanité. Cette dernière notion avait
été préalablement définie lors de l'accord de Londres fixant le statut du
Tribunal international de Nuremberg, le 8 août 1945 (article 6 c de la
Charte de Nuremberg) et recouvrait " l'assassinat,
l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre
acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la
guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou
religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non
une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été
commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou
en liaison avec ce crime (3). "
Si le procès de Nuremberg a
déconnecté la définition du bien et du mal de l'obéissance, ou non, aux lois
d'un État particulier, ce n'est donc qu'en se référant à d'autres lois,
supranationales. Cependant, la législation internationale se propose
d'être davantage qu'un simple degré de plus dans l'obéissance à des normes en
reconnaissant en chaque personne une humanité inviolable. Le
risque de lois internationales reste évidemment celui d'une justice
instrumentalisée par les vainqueurs ou les grandes puissances. Mais la
situation pourrait évoluer puisque la
Cour pénale internationale (enfant lointain du Tribunal militaire
international de Nuremberg) a validé le 5 mars 2020, en appel, l’ouverture
d’une enquête pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité
en Afghanistan, et cela malgré l'opposition des États-Unis (4).
Les psychologues et les psychiatres,
qui se sont penchés sur la personnalité des Nazis - d'ailleurs peu nombreux -
qui ont été jugés pour des crimes contre l'humanité, se sont posé
essentiellement trois questions : 1) Quel est le profil psychologique
d'individus capables de telles atrocités ou de s'y associer ? 2° Quelle est
la personnalité des dirigeants nazis
et, d'une manière plus générale, de tout dirigeant ? 3) Qu'en est-il
des limites, ou de l'absence de limites, dans l'obéissance à une autorité
légitime ? Cette dernière question a été reprise par Stanley Milgram dans des
expériences devenues célèbres. A cela s'ajoute une question subsidiaire, mais
incontournable : les Nazis étaient-ils de "mauvaises" personnes ou
l'État a-t-il fait d'eux ce qu'ils sont devenus ? Et dans ce dernier cas,
s'agit-il d'un formatage pervers ou d'une levée des inhibitions ?
1)
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9nocide.
https://www.populationdata.net/2010/10/19/genocides-dans-histoire/
2) Jean-Claude Poizat, "Nouvelles réflexions sur la
'banalité du mal'. Autour du livre de Hannah Arendt Eichmann à
Jérusalem et de quelques malentendus persistants à son sujet". Le Philosophoire 2017/2 (n° 48), pages 233 à 252.
3)
https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/52d68d14de6160e0c12563da005fdb1b/ef25b8f448034148c1256417004b1ce6?OpenDocument
4) https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/05/la-cour-penale-internationale-valide-l-ouverture-d-une-enquete-pour-crimes-de-guerre-et-crimes-contre-l-humanite-en-afghanistan_6031942_3210.html
___________________________
1) Goering, une personnalité contrastée.
De tous les dirigeants Nazis qui
ont été jugés à Nuremberg, le plus
emblématique a été, sans conteste, Hermann Goering (aussi orthographié
"Göring"), maréchal du Reich, commandant de l'armée de l'air et
dauphin désigné de Hitler. Plusieurs biographies lui ont été consacrées,
parmi lesquelles celle de l’historien François Kersaudy (1) qui nous servira
de référence.
Goering, qui fut le dernier
Président du Reichstag, a été qualifié par Gustave Gilbert
de"psychopathe narcissique agressif", mais comme nous le précise José
Brunner, pour Gilbert " la
personnalité psychopathique n'était 'pas une entité clinique' mais plutôt 'un
terme générique socialement descriptif, regroupant tous ceux qui affichent
des comportements persistants non conformes ou antisociaux' (2)." De son
côté, Douglas Kelley a expressément noté dans son évaluation psychiatrique du
6 août 1945 que Goering ne présentait aucun signe de déviance psychopathique
(3).
Au premier regard, les symptômes
les plus évidents que présente Goering sont de ceux que l'on attribue
habituellement à la personnalité hystérique. C'est d'ailleurs ce même
diagnostic qui a été évoqué lors de son hospitalisation en 1925, pour une
désintoxication, par les médecins suédois qui l'ont soigné. Cette dimension
hystérique est assez évidente quand on voit le côté théâtral, histrionique,
d'un personnage donnant l'impression d'être toujours sur scène, faisant le
maximum pour attirer le regard et être admiré. Tantôt mannequin exhibant un
uniforme "tape- à-l'oeil" avec un souci très féminin de son
apparence physique, tantôt énergumène roulant à gauche sur les routes menant
à son palais en klaxonnant à tout-va pour que les voitures venant d'en face
lui cèdent le passage. Ajoutons à cela un égocentrisme et un narcissisme
exorbitants alimentant fanfaronnades et mythomanie, avec en toile de fond une
sexualité jugée incertaine par ses contemporains et un amour très idéalisé
pour ses deux épouses ainsi qu'un attachement profond à sa fille.
Un autre trait de caractère
attribué aux accusés de Nuremberg, et d'une certaine manière présupposé aux
Nazis et à leurs complices, donc à des millions d'individus, est l'absence
d'empathie et de compassion. Soit, cette absence d'empathie et de compassion
est une évidence quand il s'agit de l'attitude de bourreaux envers leurs
victimes. D'ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? Comment tuer
quelqu'un pour qui on éprouve de la pitié, sauf éventuellement pour le
libérer de ses souffrances ? Empathie et compassion sont basées sur un
processus d'identification qui fait que "je" reconnaisse dans
l'autre mon semblable, un autre partageant mon humanité. Il s'agit là de
sentiments que l'état de guerre doit étouffer car ils seraient un frein à
l'anéantissement de l'ennemi. Force est de constater que des individus
capables d'en massacrer d'autres sans état d'âme particulier quand ces
derniers leur sont présentés comme étant des ennemis, peuvent être remplis
d'humanité, d'empathie et de compassion en d'autres circonstances, du moins
pour leurs proches. L'implication est différente pour tous ceux qui se
livrent à des actes de torture, même s'ils avancent l'alibi de la recherche
médicale. On peut douter que le docteur Mengele, et d'autres du même gabarit,
fussent capables de la moindre empathie.
Le manque d'empathie est considéré
traditionnellement comme étant un trait autistique, néanmoins, présenter
un trait autistique ne veut pas dire être autiste, en tout cas si l'on prend
l'autisme dans le sens restreint de l'autisme de Kanner. Mais le regard porté
sur cet aspect de la clinique est différent depuis que toutes les pathologies
infantiles non névrotiques sont regroupées sous le vocable de "troubles
du spectre autistique". L'empathie, c'est résonner aux émotions des
autres, c'est entretenir une relation en miroir aux émotions exprimées par
autrui : par exemple, sourire spontanément, et parfois à son insu, en voyant une personne exprimant la joie, même
si c'est devant la télévision, ou, inversement, ressentir une certaine
tristesse au spectacle du malheur des autres. L'empathie c'est donc la
capacité de s'identifier à autrui, elle diffère de la pitié qui est une
attitude morale faite du refus de faire souffrir, ou de laisser souffrir, autrui
ou soi-même. La pitié est une formation réactionnelle contre le sadisme, ce
qui explique son omniprésence dans la névrose obsessionnelle. Quant à la
compassion, qui signifie littéralement "souffrir avec ", ne pas
être insensible à la souffrance d'autrui, elle est va d'une simple attitude
bienveillante envers celui qui souffre pour trouver son acmé le jour de
Pâques chez les chrétiens qui prennent, le temps d'une cérémonie, la place du
Christ sur la croix. La compassion, qui est un effet du sentiment de culpabilité, procède
de l'identification à la victime, elle est donc l'inverse de l'identification
à l'agresseur, et renvoie à ce que Mélanie Klein a appelé "la position
dépressive" et au fantasme de la scène primitive.
Comme la guerre modifie
profondément la personnalité de ceux qui y sont impliqués, ou l'ont été, il
n'est pas possible d'étudier leur comportement indépendamment de ce
contexte. Mieux vaut ne pas avoir trop d'empathie et de compassion quand il
s'agit de larguer une bombe atomique sur Hiroshima ou Nagasaki. La
déshumanisation du soldat fait partie de l'eichmannisme dont nous parle
Kulcsar (4).Elle va avec la désacralisation de la vie quand l'adversaire
n'est plus qu'une cible à abattre et le combattant de "la chair à
canon".
Goering a confié à Leon Goldensohn,
le psychiatre qui a remplacé Douglas Kelley à Nuremberg en janvier 1946,
qu'il n'était pas insensible à la souffrance humaine, mais que la guerre et
la politique l'avaient endurci (5). Déjà qu'il faisait de la politique comme il
avait fait la guerre, les opposants étant pour lui des ennemis à éliminer,
voire à tuer ! Comme preuve de son humanité, il se présente à Goldensohn
comme ayant été à l'origine de textes législatifs qui avaient contribué à
améliorer la condition des animaux et interdit toute cruauté à leur égard (6). Ce qui est
vrai, bien qu'il n'ait pas été le seul à être à l'origine de la loi du 24
novembre 1933 sur la protection des animaux et que l'idée de préserver les
animaux de souffrances inutiles était déjà bien ancrée avant la prise de
pouvoir par les Nazis. Cette loi, qui imposait l'interdiction des
vivisections sans anesthésie, prévoyait cependant des exceptions et autorisait les expérimentations sur les
animaux. Malgré cela, on ne peut pas mettre en doute la volonté
d'appliquer ces mesures de protection des animaux en 1933, même si l'état de
guerre en décidera autrement. Mais on ne peut que s'interroger :
comment une société qui a été capable d'infliger de telles souffrances à des
êtres humains a-t-elle pu avoir le souci du bien-être animal ?
Élisabeth Hardouin-Fugier écrit à ce sujet : "Comme
toute propagande, la déclaration de Goering (la suppression de la
vivisection) est ciblée pour tenir le
devant d’une scène où il se passe autre chose : on proclame 'la vivisection
est supprimée', la réalité est : 'Nous continuons à surveiller
l’expérimentation sur l’animal vivant, la loi prussienne antérieure restant
en vigueur, à peine modifiée'. Dans ce contexte, la tonitruante suppression
de la vivisection annoncée par Goering le 5 septembre 1933 compte parmi les
opérations publicitaires les mieux réussies du Nazisme (7). " Mais
il n'est pas certain que les choses aient été aussi simples pour le leader
nazi. "Goering, écrit Von Marc von Lüpke [...] était très sérieux quant à
son amour des animaux. En tant que Premier ministre prussien, il est à l'origine
du décret du 16 août 1933 selon lequel 'les personnes qui, malgré
l'interdiction, organisent, pratiquent ou participent à la vivisection
doivent être emmenées au camp de concentration'. Goering avait déjà vu des
photos d'expériences sur les animaux et avait eu une crise de rage (et
s'écria) : "Que cette cochonnerie
s'arrête immédiatement !' (8.)"
Le Reichsmarschall a donné
l'impression, à ceux qui l'ont rencontré lors de son incarcération, qu'il
croyait à ce qu'il disait dans ses mensonges, comme s'il vivait dans une zone
intermédiaire entre le vrai et le faux : un univers fait de demi-vérités, de
vrais-faux et de faux-vrais, et qui est typique de la pensée perverse.
On peut se demander dans quelle réalité vivent des individus qui aiment les
animaux et se livrent à des actes pleins d'inhumanité sur leurs semblables.
S'il n'est pas rare de rencontrer
quelqu'un, enfant ou adulte, qui se sent plus proche des animaux que des
humains, surtout si ces derniers l'ont fortement déçu, ce n'est pas pour autant qu'il est
incapable d'empathie et de pitié pour ses semblables. Simplement, les animaux
lui paraissent plus aimables parce qu'ils sont dépourvus de duplicité alors
qu'il n'est possible de trouver des humains dépourvus de cette faculté,
encore appelée "hypocrisie", que du côté de l'autisme et du
syndrome d'Asperger. Mais l'intérêt des Nazis pour les animaux s'inscrivait
dans une tout autre logique, celle d'une société se référant dans son
fonctionnement, non pas à la Loi (celle de dieu ou des hommes), mais à la
nature et à ses principes. Cela nous a donné au 19ème siècle le darwinisme
social d'Herbert Spencer avec la sélection naturelle comme modèle de
l'organisation sociétale. Hitler s'en est largement inspiré, avec lui-même
comme chef de meute.
L'argument de Goering consistant à
dire : "Ma sensibilité à la souffrance animale ne m'aurait pas permis de
participer aux atrocités dont nous sommes accusés", n'est donc pas très
convaincant. Certes, il aimait les animaux, mais aussi les tuer et les manger.
Parmi ses nombreux titres, il porta celui de " grand veneur du
Reich" ("Reichsjägermeister"), distinction datant du Saint
empire germanique, et dont il fut particulièrement fier. Certes, les
chasseurs se sont toujours vus en protecteurs de la nature, car sans nature
pas de gibier.
La loi du 24 novembre 1933
n'empêcha cependant pas l'extermination systématique des animaux
domestiques des races déclarées inférieures. Ce que voulaient les chefs nazis
pour les animaux, c'était une mort propre, sans souffrances inutiles. C'est
aussi ce qu'ils ont voulu pour les Juifs à partir de 1942. Quant au
sadisme, il était alors considéré comme étant un frein à l'efficacité.
Goering n'était pas un être
insensible (ou schizoïde, comme certains l'ont affirmé à propos de Himmler).
Il avait beau vouloir contrôler ses émotions, voire les étouffer, elles
s'exprimaient, même en dehors de ses facéties. En fait, il avait tout pour ne
pas être un nazi, si ce n'est ce noyau pervers sur fond d'hystérie qui a fait
de lui le chevalier servant de Hitler, mais aussi son dauphin, le
fils du monarque. À l'âge de 20 ans, il n'a pas pu s'empêcher de
s'effondrer en larmes à l'enterrement de son père, ce père qu'il n'avait
connu que retraité et ivrogne, ouvertement trompé par sa femme avec von
Epenstein qui logeait la famille dans un de ses châteaux. Il n'a pris conscience des mérites passés
de ce père qu'en rangeant les documents du défunt. De la même manière,
il s'est effondré en larmes quand il a appris le départ de Douglas Kelley qui
est reparti aux États-Unis fin décembre 45. Les biographes ont beaucoup parlé
de sa loyauté envers Hitler dont il n'a jamais cessé de défendre la mémoire,
même lors de son procès alors qu'il pouvait anticiper une prochaine
condamnation à mort. Il a aussi fait preuve de fidélité à l'égard de son
frère Albert dont on pense savoir qu'il était le fils de von Epenstein. Il
n'a cessé de protéger ce demi-frère,
pourtant très différent de lui et qui ne lui était pas proche, quand
il défiait ouvertement le pouvoir nazi et venait en aide à des Juifs persécutés.
Certes, Goering avait acquis un
certain idéal chevaleresque dans son enfance passée au château de Veldenstein qui appartenait à
Epenstein, qui était aussi son parrain et dont il portait le prénom. Cet
idéal, il a pu l'exprimer en tant que "chevalier du ciel" dans des
combats aériens lors de la Première Guerre Mondiale, mais son humanitude
était malgré tout très sélective et on ne peut que rester circonspect quand
il confie à Goldensohn : " Le Führer, comme moi, avait un grand respect
des femmes (9)". À l'évidence, pas de toutes les femmes. Après sa
rencontre avec Hitler, auquel il semble s'être identifié massivement, Goering
s'est métamorphosé en homme politique maniant avec efficacité la persuasion
et la manipulation. Il est difficile d'accréditer l'idée qu'il était
complètement dupe de ses mensonges, mais il y croyait à la mode du
mégalomaniaque : "Si je le dis ou le pense, c'est que c'est vrai car il
est impossible que je puisse me tromper à ce point ou m'abaisser à être
un menteur."
La manipulation de la langue et du
langage reste associée aux États totalitaires, sans doute à cause du succès
du livre de George Orwell, "1984" publié en 1949, et de ses
nombreuses adaptations audio-visuelles et théâtrales. Cet auteur s'est
précisément inspiré des pratiques staliniennes et nazies dont le but est
selon Syme, un des responsables de la mise en oeuvre de la
"novlangue", de rendre littéralement impossible le crime par la
pensée car il n'y aurait plus de mots pour l'exprimer. Moins connu, Victor Klemperer, qui a écrit
"Lti, la langue du IIIème Reich", reste une référence incontournable pour qui veut
étudier le langage totalitaire.
La technique la plus simple
utilisée par la propagande nazie reste cependant de taire la réalité : ce
dont personne ne parle, n'existe pas. Selon Gerd Rühle "la 'vivisection'
disparaît lorsqu’elle est effectuée dans un institut scientifique agréé,
il est interdit de publier les expériences sur animaux dans la presse
quotidienne, et les journaux scientifiques rendront compte de 'l’attention
qu’on doit porter à l’animal'. Le mot étant interdit, on suppose que les
associations s’appelant par exemple 'union contre la vivisection'
disparaissent (10)." La même technique sera utilisée pour les génocides :
on n'en parle pas ou alors à mots couverts.
On aurait tort de croire que la
manipulation des mots et de l'information est l'apanage des pays
totalitaires. De nos jours, tous les gouvernements ont un "service
d'information" qui est l'équivalent du ministère de la propagande d'un
jadis qui ne cesse de se rappeler à nous, et cela même si leurs responsables
n'ont pas le talent d'un Goebbels. La plus grande réussite actuelle en
matière de tromperie reste incontestablement d'avoir réussi à convaincre la
moitié de la planète, qui vit sous le joug du capitalisme, qu'elle
s'épanouissait dans les bras bienveillants de démocraties soucieuses de leurs
droits.
Effacer un mot de la langue reste
une solution extrême, analogue à celle pratiquée dans l'Égypte antique où le
nom et l'image des pharaons maudits par leurs successeurs étaient martelés
dans le but de les condamner à l'inexistence en les effaçant de la mémoire et
de l'histoire. Effacer un nom propre de la mémoire, condamnation reprise sous la Rome antique, où elle consistait à effacer littéralement de la mémoire
collective le nom et les représentations d’un individu après sa mort, ne
remplit évidemment pas les mêmes fonctions qu'effacer un nom commun,
cependant il y a quelques similitudes. Il y a les mots dont l'emploi est
interdit par la loi, puis il y a ceux que l'usage a jetés aux
oubliettes, soit d'un commun accord,
soit sous la pression d'un groupe social. Dernièrement, la presse nous a
informé que le best-seller d'Agatha Christie intitulé "Dix petits
nègres" allait désormais s'appeler : "Ils étaient dix". Le mot
nègre a été déclaré "raciste" et celui qui l'emploie peut
se voir exposé à des poursuites judiciaires. Des associations communautaires
s'insurgent pour les mêmes raisons contre l'image du tirailleur sénégalais
et le slogan "y'a bon" qui l'accompagne sur les paquets
de Banania. Quelles que soient les motivations à l'origine de ce remodelage
du langage, véritable purification de la langue, les mots sans emploi
finissant par disparaître du dictionnaire, l'effet en est bien un contrôle et
un rétrécissement du champ de la pensée, donc de notre réalité, puisque
celle-ci n'existe pour nous qu'à travers les représentations que nous en
avons. Il n'y a pas très longtemps le gouvernement autrichien projetait de détruire
la maison natale de Hitler dans la banlieue de Salzbourg pour qu'elle ne
devienne pas un lieu de pèlerinage pour d'éventuels néo-Nazis. Cela ne s'est
pas fait à cause d'une loi sur la protection du patrimoine. Mais soyons sûrs
qu'à force d'effacer toute trace du Nazisme, c'est le Nazisme et toutes ses
horreurs qui seront oubliés, comme cela s'est fait pour de nombreux autres
crimes d'État.
Effacer des signifiants, les
enterrer ou en interdire l'emploi n'est qu'un des aspects du contrôle de la
pensée par la manipulation perverse du langage. L'emploi du terme
d'euthanasie (Hitler parle de "Gnadentod") pour qualifier l'assassinat de dizaines de
milliers de handicapés mentaux et physiques est une illustration devenue
classique du détournement du sens des mots par les Nazis. Le plus étonnant,
c'est que le terme d'euthanasie a été conservé dans les archives fédérales
allemandes regroupant les documents relatifs à ces assassinats, même s'il y
est fait mention de "crimes d'euthanasie (11)". Le terme d'"euthanasie" est aussi
employé couramment pour parler de la mise à mort des animaux recueillis en
surnombre par certaines sociétés protectrices. Autre langage, les monuments
et les symboles historiques sont tout aussi facilement détournés. N'a-t-on
pas entendu une présentatrice de la télévision parler d'atteinte à un symbole
de la république à propos des dégradations subies par l'Arc de Triomphe lors
des dernières manifestations ! Ce
monument a pourtant été érigé sur les ordres de Napoléon, personnage dont les Français restent fiers,
pour glorifier des boucheries qui ont fait entre 5 et 7 millions de morts
dans toute l'Europe.
Soit, Goering était à l'évidence un
menteur et un manipulateur dans le cadre de ses fonctions de dirigeant, comme
le sont d'ailleurs, plus ou moins, tous les personnages politiques. Mais
qu'en était-il de l'homme ? Était-il aussi peu vertueux dans ses relations
personnelles que dans sa vie publique ? L'image que l'histoire et les
historiens nous ont laissée de lui est plus celle d'un individu assoiffé de
pouvoir et d'argent que de sang, quelqu'un préférant dominer par la séduction
plutôt que par la violence sans pour autant avoir trop de scrupules à
éliminer ceux qui osaient s'opposer à lui. Instable émotionnellement, il
était très différent d'un froid calculateur comme Goebbels ou d'un comptable
de la mort comme Himmler.
Il est nécessaire d'avoir
d'autres compétences que l'intelligence et le talent pour être
propagandiste et manipuler opinions et individus, ou pour faire de la
politique : il faut être capable de franchir la limite morale séparant la
persuasion de la tromperie, l'information de l'empoisonnement mental. Le
névrosé, qui parfois rêve de pareilles transgressions, se les interdit,
alors que le pervers y trouve son plaisir. Goering avait cette
faculté, indispensable en politique, de tromper son monde, ce qui a
fait de lui le second homme du Reich et le dauphin de Hitler. Mais sa névrose
hystérique a fait obstacle à sa pleine réussite puisqu'il a fini
par déplaire à son Führer, qui est même allé jusqu'à le condamner à mort
pour le gracier ensuite.
L'idéologie nazie n'avait rien
d'original, Hitler s'est contenté de faire un copier-coller des idées en
vogue à son époque et souvent profondément enracinées dans la culture
européenne, l'antisémitisme par exemple, mais aussi le racisme et
l'eugénisme. Son parcours personnel et le traumatisme de la Première Guerre
mondiale, avec la défaite de l'Allemagne, ont fait le reste. A cela s'ajoute
le climat de paranoïa (12) qui régnait en Allemagne à cette époque.
L'originalité de Hitler n'a pas été dans la mosaïque idéologique qu'il a présentée dans "Mein
Kampf", mais dans le fait d'avoir voulu engendrer un monde conforme aux
représentations totalitaires et
racistes dont il était plus le porteur que l'auteur.
Douglas Kelley nous a décrit
Hermann Goering comme quelqu'un d'exagérément narcissique et brutal, dépourvu
de tout respect pour la vie humaine et prêt à tuer tous ceux qui oseraient
s'opposer à lui, tout en le qualifiant de dirigeant brillant et courageux,
d'homme charmant, bien éduqué et ayant de l'humour, mari attentionné et bon
père (13). Un lien fort a uni ces deux
hommes, sans doute parce que le psychiatre a su mettre entre parenthèses son
rôle d'officier dans l'armée américaine et d'expert auprès du Tribunal
militaire international, pour privilégier celui de thérapeute. Kelley a mené
avec succès le sevrage de Goering et sa cure d'amaigrissement. De ce fait il
s'est senti responsable de son patient et a sympathisé avec lui, ce qui l'a amené
à favoriser les échanges épistolaires entre
le dignitaire nazi et son épouse (14) et à intervenir pour que celle-ci, arrêtée et
internée, puisse retrouver leur fille dont elle avait été séparée (15).
Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un
individu puisse paraître ne pas être le même dans des contextes dissemblables
: chaque situation peut venir
solliciter des ressorts différents, voire opposés, de la
personnalité. On ne se comporte pas habituellement de la même
manière dans son intimité qu'en public, mais cela ne veut pas dire,
comme on l'entend souvent, qu'il y ait là dissimulation de la vraie
personnalité, mais simplement qu'une personnalité a de multiples facettes qui
vont, ou non, s'exprimer en fonction du contexte. Cela n'a rien à voir avec
la duplicité en tant que stratégie relationnelle consciente. De même, on ne
va pas reprocher d'être un pervers à
celui qui raconte des "salades" à une femme pour la séduire qu'à un
paon mâle de faire la roue. Le jeu amoureux a ses règles et dans l'humanité
le code plus ou moins précis remplace
l'instinct. Pareillement, être pervers ce n'est pas simplement être malhonnête ou manquer
de sincérité. Le clivage pervers du moi est d'une autre nature : c'est
un mécanisme de défense qui, en isolant des fragments du moi, protège d'un
conflit psychique et du sentiment de culpabilité.
De son côté, Gustave Gilbert a écrit
à propos des prisonniers jugés à Nuremberg, "l'idéologie fasciste a
fourni des débouchés à des tendances pathologiques qui étaient déjà
profondément enracinées dans le développement de leurs personnalités
(16)". Brunner note que : " La présentation dédaigneuse de Gilbert
du Reichsfeldmarschall en tant que lâche théâtral contraste fortement avec la
représentation admirative de Kelley de la personnalité de Goering [...]. La
rhétorique de Gilbert a attaqué sans relâche Goering comme étant
faible. Il a décrit Goering comme consommé par une 'anxiété morbide' et
comme 'manquant ... de courage moral'; comme un 'héros fanfaron qui a
simplement effacé ses responsabilités alors qu'il avait une réelle
opportunité de jouer un rôle héroïque dans une crise'(17)."
Alors que Kelley a vu en Goering l'homme et le patient, Gilbert
s'est contenté d'y voir un lâche et l'a traité comme tel. À la fin du procès
le Nazi a demandé au psychologue ce que les tests avaient révélé de sa
personnalité, celui-ci lui a répondu : " vous n'avez pas le courage de
vraiment faire face à vos responsabilités [...] Vous êtes un lâche
moral (18)." Que de haine dans de tels propos ! Mais Gilbert était aussi
un Juif face à un Nazi qui refusait sa part de responsabilité dans le
judéocide affirmant qu'il ignorait tout d'atrocités qu'il disait condamnait,
ou, peut-être, faisait semblant de condamner. Mais l'ancien président du
Parlement affirmait aussi ne pas être antisémite mais asémite, ce qui ne
l'avait pourtant pas empêché de prononcer de virulents discours antisémites. Et pour couronner le
tout, c'est encore lui qui a transmis à Heydrich, le 31 juillet 1941, l'ordre de
prendre les mesures nécessaires en vue de la "solution finale de la question juive".
Après le boycott des Juifs du 1er
avril 1933, Hermann Göring avait déclaré que le gouvernement nazi ne
tolérerait jamais qu'une personne soit soumise à une quelconque forme de
persécution simplement parce qu'elle est juive. Mais en 1935, avant le vote des lois antisémites, il
affirmera que " la croix gammée est un symbole du combat pour la
singularité de notre race [et qu'] elle nous a toujours servi en tant que
signe de ralliement dans la lutte contre les Juifs en tant que destructeurs
de race". Puis il a proclamé que les lois proposées sont " une
profession de foi pour les forces et les vertus de l'esprit germanique
nordique " et que " tout gouvernement, et
surtout le peuple lui-même, a le devoir de veiller à ce que cette pureté
raciale ne puisse plus jamais s'étioler ou être corrompue (19)."».
1) François Kersaudy, "Hermann Goering", éditions Perrin 2013.
2) José Brunner, "Oh those Cracy Cards again" : a history of
the debate on the Nazi Rorschachs,
p.243-244. Political Psychology, Vol 22, n° 2, 2001.
3) Jack El-Hai, "Le nazi et le
psychiatre", éditions Les Arènes,
2013, p.81.
4) "Ich habe immer Angst
gehabt", article d' Istvan S. Kulcsar dans "Der Spiegel n° 47/1966.
https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46415162.html
5) Leon Goldensohn,"Les
entretiens de Nuremberg", Flammarion 2005, p.166.
6) " En 1934, dit Goering à
Goldensohn, j'ai promu une loi contre la vivisection. Vous voyez bien : si je
désapprouve l'expérimentation sur les animaux, comment pourrais-je être
partisan de torturer des êtres humains ?", ibid. p. 169.
7) Élisabeth Hardouin-Fugier, "Un recyclage français de la
propagande nazie. La protection législative de l'animal." Dans Écologie & politique 2002/1 (N°24), pages 51 à 70.
8) Dabei meinte es Göring, der "zweite Mann" in Hitlers
Diktatur, mit seiner Liebe zum Tier todernst. Als preußischer
Ministerpräsident zeichnete er am 16. August 1933 für einen Erlass
verantwortlich, wonach "Personen, die trotz des Verbotes die Vivisektion
veranlassen, durchführen oder sich daran beteiligen, ins Konzentrationslager
abgeführt" werden sollten. Göring hatte zuvor Bilder von Tierversuchen
gesehen und einen Wutanfall bekommen: "Diese Schweinerei hört mir sofort
auf!" Eine erstaunliche Aussage für den Mann, der zahlreiche
Regimegegner foltern und ermorden ließ.
"Wer
mit Tieren experimentierte, sollte ins KZ."Von Marc von Lüpke, Zeit online
https://www.zeit.de/wissen/geschichte/2013-11/nationalsozialismus-tierschutz-gesetz?utm_referrer=https%3A%2F%2Fwww.google.com%2F
9) Leon
Goldensohn, ibid p.177.
10) Rühle
Gerd. Das dritte Reich, Dokumentarische Darstellung des Aufbaues der
Nation, mit Unterstützung des deutschen Reichsarchivs. Berlin,
Hummelverlag, 1933, 2° Auflage, p. 338.
11) 9)
Peter Sandner, « Die Euthanasie-Akten im Bundesarchiv. Zur
Geschichte eines lange verschollenen
Bestandes. », Vierteljarhshefte für Zeitgeschichte, vol. 3,? 1999, pp. 385-401.
12) Richard
Brickner, "Is Germany Incurable", Philadelphia, J.B. Lippincott,
1943.
13) José
Brunner, "Oh those Crazy Cards Again" : A History of the Debate on
the Nazi Rorschachs, 1946–2001, Psychologie politique, vol. 22, No. 2,
2001.
14) Jack EL-Hai, "Le nazi et le
psychiatre". Les Arènes 2013. p. 134.
(15) Jack EL-Hai, ibid. p. 183.
16) cité par José Brunner, ibid. p.
243.
17) José Brunner, ibid. p.244.
18) cité par Brunner, ibid. p. 245.
19) Richard J. Evans Le Troisième Reich.
1933-1939, Paris, Flammarion Lettres, coll. "Au fil de
l'histoire ", 2009, p.614.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_de_Nuremberg
____________________________
2) Considérations sur le Rorschach de
Goering (basé sur le protocole établi par Douglas Kelley).
La recherche
de l'homme derrière l'image du monstre, tel l'ogre que Goering
disait ne pas être, est indissociable des questions habituelles que
l'on en vient à se poser sur ce qui a pu amener un individu
à de tels extrêmes, au point d'incarner une figure exemplaire du
mal. Nous savons déjà qu'il serait sans doute plus pertinent de se poser la
question inverse : comment un individu, placé dans les mêmes conditions
historiques et sociétales que les Allemands de l'époque hitlérienne,
aurait-il pu échapper à un tel déterminisme. Ces considérations nous amènent
à réinterroger certains des documents psychologiques que nous avons
à notre disposition, à commencer par le Rorschach de celui qui a été le
numéro 2 du régime et le dauphin de Hitler. Le projet n'est pas de
faire un résumé, même très condensé, de la vie de Goering, ni de
réinterpréter son Rorschach, ou ceux d'autres dignitaires nazis, dans la
mesure où cela a été largement fait, soit dans la lignée de Kelley (1), soit
dans celle de Gilbert (2). Je me contenterai de "relire" le
Rorschach pratiqué par Kelley en le considérant comme un document
psychopathologique, et non comme un test. Nous nous sommes aussi référé à
Salvatore Zizolfi auquel nous devons une présentation conjointe des
Rorschach de Goering (3).
Un des traits significatifs du
Rorschach de Hermann Goering avec Douglas Kelley comme examinateur est
incontestablement la redondance du signifiant "fantastique"
accompagnant 7 réponses ou commentaires. On ne retrouve ce même terme que
3 fois dans le protocole du Rorschach
administré par Gustave Gilbert au même sujet. Ce qui est sans doute dû à des
contextes transférentiels très différents.
Ce terme de "fantastique"
est pour Goering le moyen de résorber le décalage dont il a conscience entre
ce qu'il voit (le percept) et la représentation visuelle qu'il associe
habituellement à sa réponse (l'engramme), décalage qui le confronte à son
échec à donner une réponse qui collerait parfaitement à ce qu'il perçoit. Il
contourne la difficulté en invoquant le "fantastique". Ainsi, à la planche 2, il
voit "Deux hommes qui dansent. Une
danse fantastique." et à l'enquête il précise : " comme des
derviches tourneurs." À la planche 5, il dit voir une chauve-souris et,
comme ce qu'il voit ne correspond pas exactement à l'image qu'il a de cet
animal, il ajoute à l'enquête qu'elle est fantastique. À la 7, il parle de
personnages fantastiques, etc.
Le signifiant
"fantastic", présent dans le protocole tel que nous le connaissons,
vient évidemment de l'interprète qui traduisait en anglais les propos de
Goering qui s'exprimait, lui, en allemand. Nous ne savons donc pas quel mot
précis a été employé dans la langue allemande, ni si c'est le même pour les 7
occurrences. Mais l'idée générale est assez évidente : ce qu'il voit, la
chauve-souris par exemple, ne correspond pas exactement à la représentation
qu'il a de cet animal, il en déduit donc que ce type de chauve-souris
n'existe pas dans la réalité (celle que Freud appelle
"Wirklichkeit" pour la distinguer de la réalité psychique). Il met
la distorsion qu'il note, non pas dans sa perception, ni dans l'image, mais
dans la chose elle-même : le stimulus (la tache d'encre) n'est pas conçu
comme une interprétation picturale de la chose, mais la copie conforme d'un
être existant dans une réalité alternative. Il modifie la réalité pour la
rendre conforme à sa perception en lui ajoutant un "petit bout"
(phallus) de fantastique.
Le signifiant passe-partout que
Goering ajoute à sa réponse lui permet
d'occulter son propre manque auquel l'image vue dans la tache le renvoie.
C'est l'échec d'une maîtrise totale de la réalité et de la pensée à travers
le langage qui met à mal le fantasme de toute-puissance du dirigeant nazi et
l'amène à réaménager sa réalité. La négativité, le non-être inhérent à toute
représentation, le renvoie à une angoisse
de castration qui se traduit aussi par la nausée que lui inspire, selon
ses propres dires, la peinture de Picasso (4).
Nous retrouvons ce
"fantastique" dans le rapport précaire que Goering entretient
avec la réalité. Tous ses biographes
ont souligné ses aspects profondément infantiles avec un comportement frisant
parfois le délire. Le dirigeant déchu dit à Goldensohn, dans un entretien du
21 mai 1946 : " [...] J'ai réfléchi à vos questions répétées sur mon
enfance. Et j'en suis arrivé à la conclusion qu'il n'y avait aucune
différence entre moi garçon et l'homme que je suis - aujourd'hui encore
(5)." Sa soumission absolue à Hitler était un autre aspect de cet
infantilisme. Les drogues lui fournissaient un moyen supplémentaire pour fuir
la réalité. Ses trains et bombardiers miniatures, ainsi que ses déguisements
et tout ce qui lui faisait dire de lui-même qu'il était un homme de la
Renaissance, devaient remplir une fonction analogue de protection, de
réalité de substitution
Le moi infantile, vivant dans
un monde imaginaire, coexistait avec le moi du dirigeant nazi inaffectif et
hyperrationnel n'hésitant pas à faire assassiner tous ceux qui s'opposaient à
lui. Ce côté rationnel, que n'inhibait aucun sentiment ni sens moral,
Goering disait le tenir de son père. Il n'a pas commis ses crimes sous l'emprise
de pulsions meurtrières, c'était tout le contraire : ils s'inscrivaient dans
des stratégies au service de projets bien réfléchis, dans une logique où tout
échec, même partiel, était vécu comme une grave blessure narcissique. Face à
Kelley, celui qui avait été le second homme le plus important de l'Allemagne
nazie, s'est comporté comme un élève face à son maître : il lui fallait
donner la bonne réponse, montrer qu'il était un bon élève. Organiser des
massacres par utilité, comme celui des SA en 1934, n'excluait pas le plaisir
qu'il pouvait trouver, lui, qui avait fait le choix du métier des armes, dans
l'affrontement et la violence : plaisir de s'imaginer en preux chevalier
terrassant le dragon aux commandes de son avion pendant la Première Guerre
Mondiale, plaisir d'être admiré, mais aussi goût du risque, n'hésitant pas à
mettre sa vie en danger. Goering aimait flirter avec la mort, et il a
continué à vivre dangereusement après les hostilités, en tant qu'acrobate aux
commandes de son avion ou comme taxi volant. Il y a indéniablement chez lui
une quête des limites que par ailleurs il refuse.
Se référer au fantastique comme le
fait Goering n'est pas uniquement une fuite dans l'irréel, c'est
d'abord une tentative pour dépasser la différence, la coupure introduite par
le signifiant, au moyen d'une synthèse des contraires : ainsi, la tache (vue
dans le Rorschach) est, dit-il, une chauve-souris tout en ne l'étant
pas, c'est donc une chauve-souris fantastique. L'affirmation simultanée de
deux propositions contradictoires évoque la réaction d'un enfant qui,
confronté au moment du stade phallique à la différence des sexes, reconnaît
que la femme n'a pas de pénis tout en maintenant sa croyance qu'elle en a
"UN". Freud parle de désaveu (Verleugnung) de la réalité (6). Le
concept de clivage du moi rend, quant à lui, compte des
modifications que doit subir la conscience pour que puissent coexister
simultanément deux représentations qui s'excluent mutuellement. Le désaveu de
la différence et le clivage sont d'une autre nature que la
dissociation de la conscience que l'on rencontre dans la schizophrénie et
qui est qui est une défense contre la forclusion (la
non-symbolisation) de la différence (7).
Une représentation altérée de la
réalité peut permettre au pervers de faire coexister simultanément les deux
représentations inconciliables et l'aider ainsi à retrouver un semblant
d'unité. La reconnaissance de la castration féminine et son refus vont donner
naissance à la théorie de filles pourvues d'un pénis différent de celui des
garçons : un pénis miniature ou collé au corps, éventuellement caché à
l'intérieur etc., un pénis fantastique en quelque sorte. Cette croyance peut,
chez certains enfants, aller jusqu'à l'illusion de voir un ersatz de pénis là
où l'organe masculin fait défaut. Goering, face aux taches d'encre est
semblable à un enfant qui, confronté à l'anatomie féminine, conclurait que
les filles sont des garçons fantastiques. La synthèse des différences permet
ainsi de dépasser le clivage, mais sans l'effacer, en opérant une intégration
d'un niveau supérieur.
L'émergence d'une angoisse de
castration dans le Rorschach, ou son évocation, n'ont rien d'étonnant, c'est
la réponse adoptée pour s'en protéger qui fait sens. Dans le cas présent, la
défense consiste en un aménagement de la perception de la réalité
conformément à la subjectivité.
Communément, on parle de "prendre ses désirs pour la réalité".
Reste la question du statut de cette réalité fantasmatique. A-t-elle pour
Goering un statut d'irréalité ou croit-il, plus ou moins, à la réalité de ce
qu'il dit ? Affirmer que le névrosé a conscience du caractère imaginaire de
ses fantasmes, alors que le psychotique les prendrait pour la réalité, est
largement faux. De nombreuses croyances emportent une adhésion aussi forte
que le délire. Quant au pervers, quand il nous raconte ses crimes en refusant
de les considérer comme tels, voire en se donnant le beau rôle et en rejetant
la responsabilité de ses actes sur sa victime, il semble bien être convaincu
de ce qu'il dit. De ce point de vue,
il est proche du mythomane pour lequel la différence entre vérité et mensonge
ne fait ni sens ni limite et qui donne l'impression de rêver à haute voix,
tout en ayant, comme certains rêveurs, vaguement conscience qu'il se raconte
des "bobards".
C'est une impression d'irréalité
que laissent certains témoignages et les biographies consacrées à l'héritier
du Troisième Reich : l'impression d'un individu vivant un rêve sur
scène, exhibant ses folies sur un mode très hystérique, genre histrion de comédie
de boulevard sur fond d'horreur. Sauf qu'il n'est pas en train de tourner un
film, si ce n'est peut-être dans sa tête, mais décide de
l'avenir de millions de personnes. On peut évidemment s'interroger sur le
rôle de la drogue dans ce comportement, mais au moment de la passation du
Rorschach Goering était sevré, ce qui l'a bien aidé à assurer sa défense
devant le Tribunal de Nuremberg et faire une ultime l'apologie du nazisme. À
cette occasion, il sut se montrer brillant, impressionnant même l'accusation.
Son procès lui aura fourni une scène internationale pour une ultime
représentation dédiée à sa gloire et à celle de son seigneur et maître, Adolf
Hitler (16).
Nous rencontrons dans le protocole
de ce Rorschach des réponses qui sont
l'affirmation simultanée de deux réalités contradictoires, sur un mode
en tout point comparable au modèle freudien de la perversion dont nous
avons dit qu'il était une reconnaissance doublée d'un désaveu
de la castration de la mère sur la base d'un clivage du moi. Ainsi, à la
planche 9 Goering voit des fantômes vivants, en 10 un visage fantastique,
moitié homme, moitié animal et en 3 il voit d'abord des hommes puis des
squelettes. Se dire et se sentir être mort et vivant, homme et femme, père et
amant, etc., c'est encore tenter d'échapper à la castration symbolique, à la
coupure causée par le signifiant, qui fait que l'on ne puisse pas être l'un
et l'autre de la différence en même temps.
Voir, comme c'est le cas à la
planche 3, 2 hommes puis 2 squelettes dans le même stimulus, est l'équivalent
de les voir simultanément morts et vivants. Que le chemin qui sépare la vie
de la mort soit réduit à peu de chose pour ce soldat doublé d'un criminel
n'est pas étonnant : il connaît la mort, tuer et faire tuer aussi, non pour
satisfaire quelque volonté de destruction, mais dans la logique de la guerre
et son rôle d'homme politique et de commandant suprême de l'armée de l'air.
Celui qui choisit le métier de soldat, même si c'est pour le plaisir ou
l'amour du combat, accepte l'idée de devoir tuer sur ordre tout individu lui
étant désigné comme un ennemi, et celui qui est officier, ou
responsable politique, sait qu'il peut être amené à donner l'ordre de
tuer, voire d'assassiner. Pour en être capable, mieux vaut ne pas trop
idéaliser la vie et "oublier" que l'ennemi est un être humain. On
se souvient qu'en France certains ont reproché au Président Hollande d'avoir
reconnu l'existence des opérations "homo", comme homicides,
consistant à faire éliminer des "menaces" par la DGSE. Personne ne
l'a traité d'assassin pour autant, pas plus que ceux qui ont lancé une bombe
atomique sur Hiroshima. Goering a été jugé pour crimes de guerre dans un
conflit mondial qui a fait plus de 50 millions de morts. À aucun moment
il n'a nié sa responsabilité dans ces
massacres, sauf en ce qui concernait le judéocide. Douglas Kelley, qui était
à la recherche d'une "personnalité nazie", a fini par conclure
qu'elle n'existait pas. Il a considéré, et non sans raison, que les
dirigeants jugés à Nuremberg, s'ils n'étaient pas semblables aux gens
ordinaires, avaient cependant le profil psychologique caractéristique de tout
dirigeant, politique ou non : assoiffés de pouvoir, prêts à tout pour arriver
à leurs fins, absence d'empathie et de sens moral, intelligents et grands travailleurs.
L'humanité n'a évidemment pas attendu Hitler ou Goering, et leurs
innombrables complices dans toute l'Europe, pour perpétrer des massacres de
masse et des génocides, mais cela ne change rien à l'affaire.
Le registre pervers n'est donc pas
celui d'une indifférenciation, entre la vie et la mort par exemple,
c'est-à-dire de la non symbolisation d'une différence, mais
l'expression du refus de la coupure qu'elle comporte. Il y est question
d'être à la fois A et non A. La réponse 9.2 nous en dit plus long.
Goering y voit "des nains" qu'il définit à l'enquête comme
étant "des fantômes avec un gros ventre et ils sont vivants". Avec
ces fantômes vivants, il est bien question d'être à la fois mort et vivant,
et non simplement une histoire de morts qui reviendraient de l'au-delà. Quant
au nain ventru, on peut y reconnaître une représentation du "petit
homme" et de l'enfant qui se cachent derrière l'image du "grand
homme" et de l'ogre qu'il savait que
certains voyaient en lui.
L'inconscient ne disposant pas de signifiant de la mort, celle-ci est
symbolisée comme castration : perte, séparation, manque, etc. Être "mort
et vivant" prend donc le sens d'être simultanément castré et non
castré. Là encore, il s'agit de jouer sur tous les tableaux à la fois pour être
sûr de ne rien perdre. Le désaveu de la différence mène alors à un patchwork
unifiant par clivage-collage, lequel n'a rien à voir avec une quelconque
synthèse dialectique. Il n'y a là, ni dépassement de différences s'excluant
mutuellement, ni indifférence, mais cumul des différences comme cela est le
cas dans l'inceste ou le désaveu de la différence des générations : le
pervers est père et amant, la perverse, mère et maîtresse. Les lois du
langage, les différences qu'elles instituent, sont toutes des métaphores de
l'interdit de l'inceste renvoyant à la séparation mère-enfant, du sujet et de
l'objet. Le désaveu de la castration nous dévoile une problématique
de la séparation et de sa symbolisation.
À la planche 10, en deuxième
réponse, Goering voit "deux figures". L'enquête précise que " Ce sont des figures
fantastiques, moitié homme et moitié animal. Ce sont les détails gris
supérieurs, on les voit vivantes et ce sont elles qui lui ont fait penser aux
sorcières (vues en 10.1) ". Être à la fois homme et animal n'est pas
sans évoquer les dieux égyptiens, ce qui cadre bien avec la mégalomanie du
dauphin de Hitler. C'est encore de son fantasme de complétude narcissique que
nous parle ici celui que certains ont appelé "le Néron du IIIème Reich
(9)."
Donc, au niveau inconscient toutes
les différences, et tout particulièrement celles touchant à l'identité du
sujet, à laquelle renvoie l'absence de pénis dans l'image du corps, sont ramenées à la différence castré/non
castré. Dans l'hystérie, c'est d'abord la différence des sexes qui est
questionnée, et il avait indéniablement chez
Goering des aspects féminins. Mais désavouer la différence des sexes
ce n'est pas simplement avoir des goûts ou des traits de caractère de l'autre
sexe, mais se sentir être simultanément homme et femme, avec une image du
corps bisexuée à l'instar d'Hermaphrodite dans la mythologie grecque ou
des Androgynes dans le Banquet de
Platon. Fest écrit : "Avec le luxe d'une femme de mœurs légères, Goering
changeait sans cesse de vêtements et d'uniformes; parfois cinq fois dans la
journée […].'Goering offre une image grotesque', pouvons-nous lire dans un
autre compte rendu. 'Le matin, il porte une casaque aux manches blanches
bouffantes, puis change de tenue plusieurs fois dans la journée et le soir il
apparaît à table dans un kimono de soie bleu ou violet avec des chaussons
bordés de fourrure. Dès le matin il porte un poignard doré qu'il change
plusieurs fois dans la journée et au col une agrafe ornée de pierres
précieuses…'. (10)" On le verrait bien portant une jupe plissée par
dessus un pantalon d'homme.
Alors que le sujet de l'hystérie
questionne l'identité sexuelle : "Suis-je un homme ou une
femme"(Lacan) et que l'obsessionnel se demande s'il est vivant ou mort,
le pervers se propose d'être tout cela, et bien davantage. En se pensant
vivant et mort, homme et femme, humain et animal, etc., il pense échapper à
la coupure et à la perte
: sans loi ni différence, il n'y a ni interdit ni manque. Le
fantasme de toute puissance est ainsi préservé.
Nous retrouvons cette tendance à la
totalisation dans les arguments avancés par Goering face à Leon Goldensohn
(10) en réponse à l'accusation d'avoir volé des oeuvres d'art dans toute
l'Europe. Son premier argument est que "dans une guerre tout le monde
pille un peu". Cela est tellement vrai que ce seul argument aurait pu
lui suffire : depuis la nuit des temps les vainqueurs tuent les vaincus, ou
les réduisent en esclavage, et leur volent leurs terres et leurs biens. Mais
comme notre apologiste du nazisme ne voulait pas passer aux yeux de
l'histoire pour un voleur, il a affirmé avoir payé les œuvres dont il s'était
emparé, ce qui est vrai, cependant à un prix largement inférieur à leur
valeur réelle (On sait de nos jours qu'il avait aussi recours aux menaces
pour faire céder ses victimes). Il se présente donc comme ayant été simultanément un voleur et un acheteur :
"Dans mes soi-disant pillages, rien d'illégal", dit-il à
Goldensohn. Autre argument qu'il pense être en sa faveur : les œuvres qu'il
n'a pas payées, il les a reçues par les circuits officiels (comme la Division
Hermann Goering et la commission Rosenberg). Mais il ne semble pas avoir
conscience que dans ce dernier cas, il passe simplement du statut de pilleur
à celui de receleur. Pour finir, l'argument qui devrait l'exonérer
complètement à ses propres yeux, est qu'il avait l'intention de faire
remettre les trésors artistiques qu'il s'était appropriés à un musée d'État
après sa mort.
Ses pillages passés n'empêchent pas
Goering de déclarer à Goldensohn que son hostilité pour les bolcheviques
venait du fait qu'ils étaient contre la propriété privée dont lui-même
se disait être un partisan "sans réserve". On voit à quel
point sa perception de la réalité était déformée à une époque où Goering
était pourtant complètement sevré de ses drogues : les processus
d'auto-illusionnement dominent nettement la raison et mènent jusqu'à
l'incohérence. Des pans entiers de la réalité sont remaniés pour préserver l'image idéale qu'il a de
lui-même : à défaut de s'adapter à la réalité, il adapte sa perception de la
réalité à ses fantasmes.
La réponse à la planche 2 nous
livre une autre représentation de l'unité retrouvée par le désaveu de la
castration symbolique : "Deux hommes qui dansent, dit Goering. Une danse
fantastique." A l'enquête il précise : "Comme des derviches
tourneurs". La référence aux derviches tourneurs est pleine de
sens. Leur danse n'est pas qu'un
spectacle, mais aussi une prière devant permettre au danseur d'accéder au
divin. Le derviche est un mystique qui a fait vœu de pauvreté (un peu comme
nos moines, mais dans la religion musulmane) et le but de sa danse est
d'obtenir un état de transe par une rotation de plus en plus rapide du
danseur sur lui-même (comme une toupie) en vue de communiquer et de fusionner
avec dieu. Quand on sait que dans certaines cultures l'accès à l'état de transe est facilité par
l'absorption de drogues et que Goering était profondément toxicomane, il est
difficile de ne pas faire le lien. Si ces drogues devaient lui permettre
d'atténuer une souffrance causée par d'anciennes blessures corporelles bien
réelles, elles devaient aussi le soulager de quantité d'angoisses et
d'affects dépressifs, en le faisant vivre dans un état second le
déconnectant, du moins partiellement, de sa réalité et de celle du monde
extérieur, un état proche de la psychose et de l'unité retrouvée avec
soi-même. Dieu ou le corps maternel ne sont là que comme des représentations
de l'objet perdu, de l'objet-cause du désir. La réalité devient
insupportable à Goering quand elle vient contredire son fantasme de
complétude narcissique et creuser son sentiment de manque. Et c'est
dans la réalité que le manque, la castration désavouée, fait retour.
Dans l'enquête à cette même planche
Goering précise qu'il voit "two men their hands together". Or les
derviches ne se donnent pas la main, ni les joignent comme cela peut se faire
dans la prière chez les catholiques. C'est donc le signifiant en lui-même qui
importe, en l'occurrence il fait référence au rétablissement d'une continuité
corporelle, comme l'enfant qui donne la main à sa mère ou deux amoureux qui
se tiennent par la main. C'est là un symbole bien connu de l'unité retrouvée,
avec une connotation homosexuelle en l'occurrence.
Quand les derviches enlèvent leurs
longs manteaux noirs symbolisant la vie terrestre pour apparaître vêtus de
leurs robes blanches, symboles de l'âme libérée prête à s'unir à dieu, ils
croisent leurs bras sur la poitrine, posture qui symbolise cette union. Puis,
quand ils se mettent à tourner sur eux-mêmes, leurs bras s'écartent, la paume
de la main droite tournée vers le ciel et celle de la main gauche vers la
terre : la première reçoit de dieu, la seconde transmet aux hommes. Nous ne
sommes pas très loin de Platon et de son mythe de la caverne. Le thème de
l'accomplissement de l'être dans l'unité retrouvée avec dieu, de l'abandon du moi et de l'ivresse
mystique font partie des bases du soufisme. Si la quête d'une jouissance
mystique plutôt qu'homosexuelle cadre bien avec le portait de Goering, il
n'en est pas moins aux antipodes de la quête d'une vérité à dévoiler derrière
des apparences trompeuses, autre thème
cher au soufisme et à Platon.
La réponse à la planche 4 est
"poisson fantastique", avec un commentaire de l'examinateur disant que
"La planche est tournée
plusieurs fois avant qu'il ne donne une réponse. Le poisson est vu
comme un poisson plat, de type préhistorique comme on en trouve au fond de
l'océan. Les yeux, les antennes, les nageoires sont indiqués. Le poisson est
vivant." L'augmentation du temps de latence associée aux retournements
indique un choc au noir qui prend ici le sens d'un blocage associatif et
affectif face à une tache considérée traditionnellement comme évoquant
l'image paternelle. Le père est vu sous les traits d'un animal préhistorique
angoissant, glacé comme le fond des océans où il vit. Cette image paternelle
détériorée permet de comprendre l'intérêt de Goering pour son arbre
généalogique qu'il faisait remonter à Frédéric de Prusse et à Charlemagne.
Rappelons qu'il n'a vu pour la première fois son père, déjà bien âgé à
l'époque, qu'à l'âge de 3 ans quand celui-ci est revenu d'Haïti. Docteur en
droit, Heinrich Ernst Goering a assumé les fonctions de juge avant d'être
nommé commissaire du Reich dans le Sud-Ouest africain puis consul à Haïti.
C'était plus un être de raison que de sentiment, mais aussi un père blessé et
humilié par l'infidélité de sa femme.
Hitler, comme figure idéalisée de l'autorité, a sans doute remplacé pour
lui ce père défaillant, ce qui explique sa soumission sans condition à celui
qui avait fait de lui son héritier.
Zizolfi, qui donne à l'absence de
réponse humaine à la planche 4 le sens d'une image paternelle détériorée,
élargit de façon intéressante la problématique du père à l'ensemble de la
population allemande humiliée par la défaite de 1918 et ses conséquences.
Pour lui, l'absence, en même temps que la mortification et l'humiliation du
père, sont une caractéristique commune de l'expérience du peuple allemand au
lendemain de la Première Guerre mondiale. La représentation du père qui doit
structurer le monde intérieur de l'enfant se serait trouvée ainsi
profondément dégradée et reléguée au loin. Cependant, en ce qui concerne
Goering, son père était mort en 1913 et était rentré victorieux de la guerre
franco-allemande de 1870 et de la guerre austro-prussienne de 1866, et
Hermann était lui-même un héros de la guerre de 14/18, mais un héros humilié,
comme tous les Allemands, par la défaite et les conditions de l'armistice. Le
père défait c'est aussi le "Vaterland", terme qui a le même sens
que celui de "patrie" dans la langue française, la terre d'un
peuple qui n'a vu en Hitler que le "sauveur", celui qui a redonné à
l'Allemagne toute sa "grandeur" perdue (et qui est resté aveugle
aux aspects criminels du personnage et de sa politique). On sait que la
priorité de Goering face au tribunal de Nuremberg avait été plus de préserver
l'image de l'Allemagne nazie et de son Führer que sa propre vie. Il n'a cessé
d'être convaincu que le nazisme a apporté du positif à l'Allemagne.
Un autre trait significatif du
protocole de Goering est indéniablement le fait que l'unique réponse incluant
une image féminine est la 10.1 : "le sabbat des sorcières". La
sorcière est représentée traditionnellement par une femme particulièrement
laide et repoussante, cumulant les traits phalliques : grand nez crochu et
menton proéminent, visage couvert de verrues, chevauchant un balai et portant
un chapeau pointu. Elle est la parfaite illustration d'un hermaphrodisme
psychique exprimant le fantasme d'une mère
phallique "mauvaise" qui serait au diable ce que la nonne
est à dieu. On comprend, dès lors, que ses contemporains se soient posé la
question de l'homosexualité de l'imposant leader nazi : l'image de la
sorcière est là comme une représentation, non seulement de la mère
phallique, mais de Goering lui-même. L'articulation différentielle (les
signifiants) femme/homme mène au clivage castré/non castré, clivage résorbé
par une sommation des différences dans l'image de la sorcière hermaphrodite.
1) Eric A. Zillmer, Molly Harrower, Barry A. Ritzler, Robert P. Archer." The
Quest for the Nazi Personality : A Psychological Investigation of Nazi
War Criminals". Outledge, 31 oct. 2013.
2) Florence Miale et Michael Selzer, "The Nuremberg mind: The
psychology of the Nazi leaders". Quadrangle/The New York Times Book
Co., 1 déc. 1977.
3) Salvatore Zizolfi, "I
test di Rorschach di Hermann Goering".Rassegna Italiana di Criminologia
- 3/2016.
4) Leon Goldensohn,"Les
entretiens de Nuremberg", Flammarion 2005, p. 166.
5) ibid. p, 153.
6) Freud Sigmund, "Le
fétichisme", 1927. "La vie sexuelle", PUF 1969 pp 133-138.
7) Kessler Claude,
https://psychopathologie.pagesperso-orange.fr/la_forclusion_du_signifiant_033.htm)
8) Jack El-Hai, "Le nazi et le
psychiatre", Les Arènes" 2013, pp 230-232.
9)
https://www.lepoint.fr/societe/goring-le-neron-du-iiie-reich-12-11-2009-396859_23.php#.
Une interview de François Kersaudy
10) Fest Joachim, Les Maîtres du IIIè
Reich, Grasset 1963, p.125.
11) Leon
Goldensohn,ibid. 179 sq.
__________________________
3) Conclusions.
Alors que des Nazis, tel Eichmann, l'homme qui ne pensait
pas d'Arendt, pourraient évoquer une limitation intellectuelle du
type inhibition ou un déficit de la symbolisation relevant plus de la
carence que de la psychose, rien de tel chez Goering. De même, il n'y avait
pas chez lui de "déficit" moral, bien au contraire, mais une
sorte d'indifférence morale : il disait réprouver le judéocide, non parce
qu'il était criminel, mais parce qu'il était inutile et donnait une
mauvaise image de l'Allemagne. Il se considérait comme n'étant pas
responsable des massacres perpétrés parce qu'il en ignorait l'existence (1).
Une telle ignorance est difficilement concevable connaissant ses fonctions.
Il a dirigé le service de renseignements de l'aviation (le
"Forschungsamt") dès sa création en 1933 et devait, de ce fait,
être bien informé. En tout cas, il ne pouvait pas ignorer les pratiques
inhumaines accompagnant la spoliation
des Juifs (2) à laquelle il participa activement en tant que responsable du
Plan quadriennal. Son rôle dans la politique de persécution économique
n'était pas que de la complaisance envers Hitler, ou obéissance, mais
conviction partagée.
Le domaine de prédilection du Feldmarschall fut donc plus du registre de
la duplicité que de l'inconscience, ce qui, associé à une intelligence
supérieure, a fait de lui un dirigeant plutôt qu'un subalterne. C'est à juste
titre que ceux qui l'ont rencontré lui ont reconnu un sens psychologique
particulièrement développé, même en ce qui concernait sa propre personne :
face à Goldensohn, il a reconnu ne pas avoir de morale, mais un idéal, ce
dernier étant incarné pour lui par l'image d'Épinal du "preux chevalier"(3).
Le plus important a toujours été pour lui
l'utilité d'un acte et son
efficacité, mais aussi, et peut-être surtout, le regard porté par
l'Histoire.
Selon l'angle sous lequel on aborde Goering, on rencontre en lui
l'hystérie, la perversion, l'état-limite ou la psychopathie. Il a fait
preuve d'une servilité extrême envers
son Führer et d'un autoritarisme tout aussi extrême envers ses subalternes.
Mais c'était là le fonctionnement de l'armée prussienne, comme de toute autre
armée d'ailleurs, et ce encore de nos jours. Tous ceux qui ont fait leur
service militaire ont dû s'entendre dire, un moment ou l'autre :
"Vous n'êtes pas là pour penser, mais pour obéir". La société nazie
était ainsi toute entière conçue sur le modèle militaire : basée,
non pas sur la loi, mais sur le commandement.
Des pays où des sociétés
multinationales s'affranchissent des lois et de la morale pour faire aboutir
leurs projets, cela se voit encore couramment de nos jours. On assiste
toujours à des massacres de peuples dans le seul but de voler leurs terres ou
à des opérations militaires néocoloniales travesties en combats pour la
démocratie. De là, on peut comprendre la position de Douglas Kelley disant de
Goering qu'il n'était en rien différent d'autres dirigeants qui, arrivés à un
certain niveau de pouvoir, considéraient que les lois et les principes moraux
comme ne les concernant pas. D'une certaine manière c'est juste, puisque les
Chefs d'État jouissent d'une immunité pour les actes commis dans l'exercice
de leurs fonctions. En France, l'irresponsabilité du président de la
République a été réaffirmée dans chaque constitution depuis celle de 1791. On
dit cette irresponsabilité héritée de l'adage affirmant que "le roi
ne peut mal faire". Reste la possibilité d'une mise en
accusation devant la Cour pénale internationale.
L'État nazi ayant été un état
criminel eu égard aux normes en vigueur à l'époque, comme de nos jours, il ne
pouvait être gouverné que par des criminels. Mais ne peut-on pas dire la même
chose de l'État colonial ou de l'État impérial ? Donc, nous sommes en
présence de dirigeants ou d'exécutants qui ne sont pas des psychopathes, mais
des serviteurs de l'État dépourvus de toute conscience morale là où elle
seule aurait pu suppléer aux défaillances de la loi. La morale est tout ce
qui reste pour préserver l'humanité quand la loi s'identifie au pouvoir, et
que de cette confusion naissent des lois souvent dites "scélérates", mais
plus sûrement criminelles, comme l'ont été les lois antisémites sous le
régime de Vichy. Que des lois puissent être qualifiées de criminelles au
regard de principes moraux universels ou des lois internationales, signe
indéniablement la perversité d'une société : lois et criminelles, l'une et
l'autre. Les multiples fonctions de Goering illustrent parfaitement ce double
je(u) : il a été le président du Parlement (qui s'est réuni une dernière fois
en 1942) jusqu'à la défaite de
l'Allemagne en même temps que le commandant en chef de l'aviation et le
responsable de plusieurs autres organisations thanatophoriques (gestapo, SA,
camps de concentration, etc.) liant ainsi, en sa seule personne, loi et
meurtre : la loi au service du meurtre.
Que la politique puisse l'emporter
sur la loi et la morale est inscrit dans le mode de fonctionnement des
sociétés humaines : des états d'exception sont prévus à cet
effet dans les constitutions pour suspendre l'État de droit, ou du moins le
peu qui en reste. Ainsi, l’incendie du Reichstag, dans la nuit du 27 au
28 février 1933, a été le prétexte pour édicter le "Décret du président
du Reich pour la protection du peuple et de l’État" qui a
suspendu les droits fondamentaux de la personne ancrés dans la Constitution
de Weimar, une suspension supposée provisoire et qui dura jusqu'à la
chute du régime. On comprend mieux alors les propos de Goering disant, en
accédant au pouvoir : "Les mesures que je prends ne seront pas entravées
par des scrupules juridiques quelconques [...]. Ici je n'ai pas à rendre la
justice, mais uniquement à anéantir et à exterminer, et rien d'autre !(4)"
Partant de là, il ne lui restait plus qu'à désigner les ennemis - intérieurs
et extérieurs - de l'Allemagne et d'éliminer la menace - réelle, ou inventée
pour l'occasion - qu'ils représentaient. Il commença avec les ennemis
politiques qu'il fit enfermer dans un premier camp de concentration créé en
mars 1933, celui de Dachau. Suivirent les ennemis de race et les camps se
multiplièrent dans toute l'Europe, camps de concentration puis
d'extermination.
Certains aspects de la personnalité
de Goering se battant pour le pouvoir, donc bien avant la Seconde Guerre
mondiale, ne sont pas sans nous rappeler l'hystéro-paranoïa, concept
largement abandonné de nos jours, et qui désignait, non pas tant l'émergence
de fantasmes schizo-paranoïdes dans l'hystérie, qu'une posture défensive
donnant un tableau clinique pouvant évoquer, par certains aspects, une
paranoïa de combat : surestimation de soi, orgueil, recherche de prestige, de
distinctions sociales, d'une filiation illustre, agressivité importante,
mépris des autres, troubles du jugement empêchant l'auto-critique, etc. Il
s'agit là d'un "trouble" de la personnalité bien loin de la
psychose paranoïaque, terme qui désigne habituellement le délire
d'interprétation. On peut rapprocher le concept de paranoïa de combat de celui, très en
vogue de nos jours, de perversion narcissique. Nous retrouvons là, avec
d'autres mots, la problématique d'un noyau pervers dans l'hystérie.
Quant au "combat", il
correspond parfaitement au tempérament de Goering qui, non seulement a choisi
le métier des armes, mais s'y est épanoui. Il ne pouvait que trouver sa place
dans un programme politique s'intitulant "Mein Kampf". Soldat au
service de Hitler, il s'est illustré par sa détermination et sa violence
après la nomination de ce dernier comme chancelier. Mais on aurait tort de
penser qu'il n'a été qu'un mercenaire, doublé d'un opportuniste, même si le
tremplin social qu'offrait le nazisme a été pour lui, comme pour tant
d'autres, un élément décisif. Pour lui le programme nazi se réduisait à obéir à Hitler dont il proclamait, au
début des années trente, l'infaillibilité en ce qui concernait les
problèmes politiques et les questions
relatives à l'intérêt national et social du peuple (5). Ses discours de l'époque
montrent qu'il se sentait à l'aise dans une logique affirmant que "tous
ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous." Dans un discours du 11 mars 1933, il
déclarait : "Je n'ai fait que commencer l'épuration, elle est encore
loin d'être achevée. Pour nous, il existe dans le peuple deux catégories :
l'une qui reconnaît son appartenance
au peuple, et l'autre qui veut détruire et désagréger (6)."
Dans une telle logique il n'y a pas de place pour un tiers, il n'y
a que le "nous", avec, en face, le "contre nous",
l'ennemi. Pour le reste, Goering s'est approprié les fantasmes de Hitler :
l'hystérique a cette faculté de mimétisme qui lui permet de copier traits et
comportements de celui qui incarne son idéal. C'est à son Führer que Goering
a emprunté sa haine raciale et son antisémite.
Goering s'est montré
particulièrement efficace dans sa conquête du pouvoir, mais une fois son
ascension achevée, il s'est désintéressé de ses fonctions pour se contenter
de jouir des avantages et des richesses qu'elles lui apportaient. Comme
l'alpiniste qu'il avait été dans sa jeunesse, c'est l'ascension qui le
motivait. Mais arrivé au sommet, il avait atteint son but et commença sa
descente pour finir en disgrâce. Et ce but, qui lui était indispensable pour
assurer son équilibre mental, n'était pas la victoire du nazisme, ni
d'ailleurs celle de l'Allemagne engagée dans des guerres auxquelles il n'avait pas été favorable. Le but qu'il
avait atteint, et qui lui manquait donc, était sa réussite sociale faite de
ses nombreuses fonctions à la tête du régime, de ses titres de gloire et
surtout des richesses démesurées auxquelles il avait accès. Quant à la
question du pouvoir, il semblait plus intéressé par le gain narcissique que
sa position lui procurait que par l'exercice de l'autorité ou la
domination. Être le second homme de l'État lui servait avant tout à briller
et à piller, mais parfois aussi à venir à l'aide à des proches en difficulté,
ce qui devait aussi lui procurer une certaine satisfaction narcissique.
1) Leon Goldensohn, pp.183-184
2) Safrian Hans,
« L’accélération de la spoliation et de l’émigration forcée. Le
« modèle viennois » et son influence sur la politique antijuive du
Troisième Reich en 1938 », Revue d’Histoire de la Shoah, 2007/1 (N°
186), p. 131-163. DOI : 10.3917/rhsho.186.0131. URL :
https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2007-1-page-131.htm
3) "Je (Goering) ne suis pas un
moraliste, même si j'ai mon propre code chevaleresque", Goldensohn,
ibid.
4)
Joachim Fest, "Les maîtres du IIIème Reich", Grasset, 1963,
p.121.
5) ibid. p. 117.
6) ibid. p.121.
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