L'humanisation en psychiatrie
Claude
Kessler (2008)
D'une époque à
l'autre les institutions psychiatriques, prises entre le besoin de justifier
l'enfermement et la volonté de soigner, ont offert du bon et du moins bon, et
souvent du pire dans un passé qui n'est pas si éloigné que cela, quant à leur
manière de considérer et de traiter l'être humain, je veux parler des humains
situés longtemps en bas de l'échelle dans son organisation et son fonctionnement,
en l'occurrence le malade. En réaction à ce passé douloureux, certaines
unités de soins ont érigé le souci de l'autre en principe, minimum
indispensable à la création d'un espace thérapeutique, alors que d'autres,
plus du côté de l'inacceptable, perpétuent des conditions d'hospitalisation
et de soins s'apparentant plus à ce qu'on pourrait appeler de la
maltraitance, avec de nombreuses variantes entre ces deux extrêmes. La personnalité des soignants y est, évidemment, pour beaucoup. C'est bien pourquoi
parler de la psychiatrie au singulier tient de l'impossible, tant sa réalité
est multiple et mouvante, variant en fonction des individus et du contexte
sociopolitique. Cela n'exclut pas quelques constantes et dérives qui ne
peuvent que nous questionner, avec la crainte qu'une humanisation acquise
bien tardivement ne cède face aux exigences actuelles de rentabilité et de
sécurité, encore que l'on puisse légitimement se demander si ces exigences ne
sont pas une voie détournée par laquelle ferait retour une volonté de
destruction bien plus archaïque.
Les
patients atteints de schizophrénie font parfois preuve d'humour. L'un d'eux
se moquait de ses soignants en leur disant : " Vous parlez toujours
d'écoute, vous n'avez que ce mot à la bouche. (Puis jouant de l'accent
mosellan) Mais c'est quoi l'égoute ? C'est quoi les gouttes ?" Ce
patient nous interprétait là une réalité qu'il vivait au quotidien : sa
parole n'était pas reçue comme l'expression d'une subjectivité, mais était
traitée pareillement à un corps qui serait écouté pour y repérer les signes
d'une maladie, avec en retour la prescription d'un traitement sous forme de
médicaments. Les premiers entretiens en psychiatrie se contentent souvent
d'évaluer la conformité du discours de l'autre à une norme et essaient d'y
déceler les manifestations d'une pensée anormale. A une époque encore proche
ces entretiens s'appelaient "interrogatoires". Il y aurait donc une
manière pathologique de penser différente du penser-faux ou du penser-bête,
avec toutes les questions inhérentes à une telle vision du mental. Si l'on se
réfère à la notion de souffrance psychique on a d'emblée une perspective tout
à fait différente de l'esprit humain et de ses "maladies".
Qu'est-ce
qui fait de telle ou telle attitude psychologique le symptôme révélateur d'un
processus morbide ? Sans doute plus son intensité et sa fixité que son
existence même. Ainsi survivre implique sans doute une certaine dose de
paranoïa (au sens commun de la méfiance), une dose saine de paranoïa sans
laquelle le risque est de devenir une proie facile. A L'opposé nous avons
l'angélisme, terme qui caractérise une attitude trop optimiste et exagérément
confiante. De la même manière, il n'est pas rare que soit traité de
schizophrène celui qui, peut-être un peu retiré du monde, préfère vivre dans
celui des idées. Des maltraitances répétées peuvent entraîner des réactions
paranoïaques ou schizophréniques constituant de véritables pseudo-psychoses
induites. Appréhender un symptôme sans le référer à l'histoire de celui qui
le porte c'est se heurter à un mur, ce qui au demeurant peut être bien
confortable. Le diagnostic qui veut épingler la subjectivité de l'autre n'est
souvent que l'aveu d'une méconnaissance déguisée en savoir, un savoir qui
n'est pas sans évoquer ce que Freud nous dit des théories sexuelles
infantiles, mais bien moins "innocent" que ces dernières.
Dans le
délire de jalousie ce n'est parce que les faits auront confirmé l'infidélité
de l'épouse que le patient ne sera pas considéré comme délirant. A l'inverse,
des croyances purement irrationnelles (les croyances religieuses par exemple)
ne seront pas reconnues comme pathologiques.
Quant à
l'homosexualité, longtemps considérée comme une maladie, elle ne figure plus
sur la liste des maladies mentales de l'OMS depuis 1990.
La
nosographie psychiatrique se présente ainsi comme étant parfois plus
l'expression d'une idéologie ou des rapports de force au sein d'une société
qu'un savoir authentique. Mais cela est le cas de l'ensemble des sciences
humaines qui sont toutes, pour une part au moins, des idéologies
scientifiques. Cependant les véritables maladies mentales existent, sans que
l'on sache d'ailleurs toujours avec précision quel est leur niveau
d'implication somatique. La confusion qui est entretenue entre les maladies
mentales authentiques et les pseudos maladies mentales idéologiques
(l'opposition politique était encore, il n'y a pas si longtemps, considérée
comme un symptôme de la schizophrénie dans certains pays) ouvre la voie à
tous les abus et facilite largement les dérives totalitaires sous prétexte de
soins. Seule une position éthique solide permet de s'en prémunir car les
mesures de protection judiciaire se révèlent encore souvent bien
insuffisantes.
La
position de la psychanalyse à l'égard du symptôme est tout à fait différente
puisqu'elle ne le considère pas comme venant révéler la présence d'un
processus morbide mais comme une parole qui prend sens en référence à une
histoire et un désir.
Et pour
finir ce préalable, une plaisanterie de soignant soulignant le danger qu'il y
a à vouloir soigner à tout prix : " Si en psychiatrie le soin est
métaphorique, la maltraitance est réelle." Il est important qu'en ce
début de 21ème siècle la psychiatrie, rebaptisée santé mentale, ne
redevienne pas un espace de violence. Un premier signe d'alerte est
indéniablement la souffrance du personnel soignant qui subit lui aussi les
effets d'une déshumanisation croissante et qui se reconnaît de moins en moins
dans une approche thérapeutique qui se propose de soigner les symptômes en
ignorant le malade.
******
Les
nombreux ouvrages consacrés à l'histoire de la psychiatrie depuis les
premières publications de Michel Foucault ne cessent de nous dévoiler, une
fois déconstruite l'image officielle fabriquée par le discours médical, une
réalité alliant souvent maltraitance, sévices, violences psychiques et
atteintes à l'intégrité corporelle. Tout cela au nom de la médecine et du
soin. Mais on a envie de croire que la psychiatrie "d'avant", celle
issue de la Révolution de 1789 et qui s'est imposée jusqu'au dernier quart du
XXème siècle, n'a pas été que cela, une des faces obscures et honteuses d'une
société se déclarant républicaine et humaniste, proclamant les droits de
l'Homme et du Citoyen tout en perpétuant oppression et injustice sociale.
Il
serait vain de nier qu'il y a eu une psychiatrie totalitaire. Mais qu'en
reste-t-il ? A-t-elle disparu ou s'est-elle simplement mieux dissimulée sous
de nouveaux discours empruntés à la biologie ou à la psychanalyse ? Est-ce
qu'un jour les historiens déconstruiront la psychiatrie actuelle comme ils
ont défait le mythe d'un Pinel libérateur des aliénés ? Est-ce que l'avenir
portera sur le présent le même jugement que celui que nous portons sur la
psychiatrie du passé ?
La
psychiatrie sous contrainte (enfermement, "soins" imposés, parfois
par la violence) semble difficilement pouvoir échapper au qualificatif de
totalitaire puisqu'elle dépouille un individu de ses libertés fondamentales
et lui refuse le statut de sujet. Par ailleurs, les protections prévues par la
loi pour encadrer ces soins se montrent largement illusoires. Il n'est
évidemment pas difficile de justifier ce moment totalitaire, liberticide et
désubjectivant, par l'urgence du soin et la nécessité de protéger le malade
et son entourage, encore qu'il s'agisse là souvent d'une solution de
facilité. Ainsi créé, l'espace totalitaire peut mener, ou a pu mener, à
toutes sortes d'abus : des hospitalisations à vie, des tortures, des
mutilations, etc. Un des exemples les
plus connus est sans doute celui de Rosemary Kennedy, la sœur du Président
assassiné, qui à l'âge de 23 ans a été réduite à l'état de handicapée mentale
profonde suite à une lobotomie pratiquée par Freeman à l'aide d'un pic à
glace pour corriger des problèmes psychologiques tout à fait mineurs, voire
inexistants. Dès lors de multiples questions se posent à nous : à partir de
quand la maladie mentale, réelle ou non, sert-elle d'alibi ? Jusqu'où peut-on
aller pour protéger un individu de sa folie, ou pour en protéger les autres ?
Le recours à des soins particulièrement invalidants peut-il se justifier ?
etc.
Mais la
tentation de l'attitude totalitaire en psychiatrie dépasse de loin la seule
pratique du soin sous contrainte. Ce qu'a dit Michel Foucault (1) d'un
pouvoir psychiatrique visant à instaurer une relation d'emprise reste
largement vrai. Qu'un patient refuse l'autorité de celui qui veut le soigner
et il risque vite de passer du statut de patient consentant à celui de malade
hospitalisé et soigné sous contrainte. Pareillement en psychiatrie de
l'enfant et de l'adolescent, quand la famille refuse les soins, la menace
d'un signalement aux autorités administratives ou judiciaires est une pratique
courante avec un risque réel de placement de l'enfant.
Le
savoir psychiatrique est largement issu de la volonté de justifier
l'enfermement des aliénés et les maltraitances qui l'accompagnaient. Il est
avant tout un discours idéologique déguisé en savoir scientifique, un
amalgame fait des fantasmes, préjugés et options politiques des pères
fondateurs de la psychiatrie moderne. Il n'est pas très éloigné du discours
religieux en ce que pour assurer son emprise il invoque des vérités qui sont
en fait des dogmes teintés d'opportunisme. La volonté de soigner n'est pas
forcément absente, mais elle se perd vite dans celle de "protéger"
le malade, son entourage et la société des manifestations de la folie. Et le
patient est souvent sacrifié dans la tentative de faire disparaître le
symptôme le plus dérangeant pour les autres.
L’aventure
du lyssenkisme dans l'ancienne URSS nous donne une illustration quelque peu
extrême de la manipulation politique de la vérité scientifique. Soit, les
conditions historiques étaient particulières, mais elles le sont toujours. On
y voit un Lyssenko, avec l’appui du pouvoir politique, imposer la génétique
marxiste comme vérité officielle contre la génétique classique en rejetant
les lois de Mendel fondées sur les probabilités statistiques considérées
comme incompatibles avec les dogmes marxistes-léninistes et affirmer la
transmission héréditaire des caractères acquis. Les "sciences
aryennes" de l'époque nazie sont une autre illustration d'un savoir
idéologique devenu vérité d'Etat au service de la folie des hommes. Dans les
sociétés dites libérales d’autres enjeux peuvent gouverner la vérité
scientifique : l’argent, le pouvoir, la réussite personnelle, les
préjugés… Quel est l'intérêt de déclarer un individu "fou", "dégénéré",
"sous-homme", "bouche inutile à nourrir", etc. ? Le
problème n'est pas tant que le savoir psychiatrique soit pour l'essentiel
l'expression d'une subjectivité et de considérations sociopolitiques, mais
que pris entre le projet de protéger la société et celui de soigner le
malade, il se mette un peu trop facilement au service des puissances
dominantes. Cette allégeance au pouvoir reste une des dimensions
fondamentales du savoir psychiatrique et de son utilisation. La psychiatrie
est née de cette allégeance et n'a pas su s'en libérer, du moins pas encore.
Et il en va évidemment de même de la psychologie clinique et de nombreux
autres discours officiels tendant à s'imposer dans le domaine des
sciences humaines. Se mettre au service du pouvoir est sans doute le moyen de
compenser une inutilité relative résultant d'une efficacité et d'une
scientificité douteuses.
Le
contrepoids du discours psychiatrique pourrait être un discours
psychanalytique dépsychiatrisé, non qu'il soit moins fantasque et
idéologique, car on voit mal comment pourrait émerger dans le domaine des
sciences humaines un savoir qui ne serait pas assujetti, mais qui ne serait
pas né du projet de démasquer chez l'Autre un processus morbide. La folie
pourrait alors cesser d'être le lieu d'une maladie insensée pour devenir la
parole d'un sujet dont le désir est en souffrance.
La
bientraitance du patient comme condition préalable à toute démarche
thérapeutique semble être aujourd'hui une évidence pour beaucoup de monde.
Mais dans le passé la psychiatrie a surtout connu des institutions
fonctionnant sur un mode proche de ce qu'à l'heure actuelle on considérerait
comme étant de la barbarie. Le référentiel éthique a évidemment beaucoup
évolué depuis, et la mise en place des secteurs psychiatriques dans les
années 1970-1980 a révolutionné la vie des malades. Pourtant l'enfermement et
la contrainte semblent rester indissociables du traitement de certaines
pathologies mentales. Il s'agit toujours là du noyau dur de la psychiatrie
avec les hospitalisations d'office ou à la demande d'un tiers, et le recours
à la contrainte pour l'administration des soins. L'institution psychiatrique
gère un enfermement et une violence qui est un choix de société, mais aussi
un choix financier.
Enfermer
parce que cela coûte moins cher, mais pas trop longtemps parce que cela
risquerait de finir par coûter trop cher. Alors le patient est renvoyé chez
lui avec une bonne dose de neuroleptiques. Ce qui vaut sans doute mieux que
la lobotomie qui en son temps (1935-1950) devait servir à vider les hôpitaux
psychiatriques en rendant les malades dociles, ou du moins maîtrisables. A
défaut de guérir, la psychiatrie gère des populations de malades soumis et
sous contrôle. "Calmer" le malade devient alors une priorité.
Le
traitement psychiatrique, parce qu'il peut être source de souffrance, opère
facilement comme un conditionnement négatif. Il n'amène pas le patient à
abandonner sa folie, ce qui était le projet du traitement moral de Pinel,
mais à la cacher. Un patient atteint d'une grave schizophrénie et croyant
être Jésus me racontait comment il avait trompé son médecin lors d'une
précédente hospitalisation dans le but d'obtenir sa libération :
- le
médecin s'adressant au patient : vous vous prenez toujours pour Jésus ?
- le
patient : oui.
- le
médecin : 10 séances d’électrochocs.
(quelque temps plus
tard) : vous vous prenez toujours pour Jésus ?
- le
patient : un peu.
- le
médecin : encore 10 séances.
(après ces
séances) : vous vous prenez toujours pour Jésus ?
- le
patient : non.
- le
médecin : sortie (le patient peut quitter l’hôpital où il était retenu).
Dans les
services d'hospitalisation et de soins sous contrainte les patients
présentant des pathologies sévères de durée relativement longue, souvent de
type psychotique (délires, hallucinations, schizophrénie, etc.), consacrent
une grande partie de leur temps à élaborer des stratégies pour cacher ou
minimiser leurs symptômes. La relation avec le médecin, du fait de son
pouvoir de les garder enfermés ou de les libérer, n'est pas de confiance. Il
est plus facile de se confier au psychologue qui n'a, lui, aucun
pouvoir institutionnel, et ceci à condition qu'il sache se taire. Ces
stratégies témoignent d'une réelle intelligence à tromper l'autre pour
retrouver la liberté. Dès lors il n'est pas absurde de croire que la folie
n'est jamais totale, non au sens d'un Pinel qui pensait que l'aliénation
n'était que partielle car elle aurait laissé une étincelle de raison qui
pouvait déboucher sur un dialogue critique avec le patient aboutissant à la
reconnaissance et à l'abandon de la folie (traitement moral), mais au sens
d'un clivage de la conscience entre une partie saine restée adaptée à la
réalité et obéissant aux principes de la raison et une partie malade, sans
distance et sans critique, accompagnée d'une certitude absolue dans la
réalité des idées délirantes et des hallucinations. L'expérience confirme
largement qu'il est illusoire de vouloir s'appuyer sur la partie saine du moi
pour convaincre le patient que ses croyances sont fausses, l'impression est
plutôt d'être en présence de quelqu'un qui serait pourvu de deux esprits
distincts placés dans la même tête. Le clivage du moi remplace le
refoulement, et le moi malade devient le contenant d'une pensée inconsciente
qui a cessé de l'être. Référer alors le délirant à la réalité ou à la raison,
c'est précisément lui imposer ce qu'il refuse et une telle attitude sera
inévitablement vécue par lui comme persécutoire. Le "traitement
moral", qu'il soit à base de persuasion, de séduction, de violence ou de
toute autre manipulation du patient n'aboutit qu'à lui faire cacher la partie
"folle" de son être, non pas que lui la considère comme telle
(l'idée que sa raison puisse défaillir, même partiellement, lui est
narcissiquement totalement insupportable), mais parce qu'il a compris que
certaines confidences vont le faire passer pour un malade mental et être
source de désagréments. Ainsi même dans une schizophrénie paranoïde grave le
patient peut avoir une représentation juste de ce que l'autre pense de lui
(une théorie de l'esprit) et tenter de maîtriser cette représentation par ce
qu'il va dire ou donner à voir.
Si
soigner quelqu'un contre sa volonté peut se comprendre dans certains cas,
comment justifier l'enfermement et les violences qui l'accompagnent ?
Qu'en est-il du thérapeutique en psychiatrie et de l'aide apportée au malade
? Le soin psychiatrique n'est-il toujours à l'heure actuelle qu'une illusion,
ou pire, un mensonge, voire un alibi ? Enferme-t-on les malades en attendant
simplement que leurs troubles régressent spontanément ? Il est certain que
l'on ne sait pas guérir les maladies mentales, elles guérissent d'elles-mêmes
ou ne guérissent pas, mais les interventions extérieures peuvent favoriser
cette auto-guérison ou la contrarier. Certaines drogues, prescrites ou non,
peuvent soulager la souffrance et il en va de même des psychothérapies de
soutien, des cures thermales, des voyages ou des vacances. Quant aux troubles
psychologiques réactionnels, ils disparaissent quand il est mis un terme à la
situation pathogène, une maltraitance par exemple. Mais encore faut-il avoir
les moyens d'une telle intervention dans la réalité.
Le soin
peut prendre des aspects très contrastés, mais il reste souvent de l'ordre de
la métaphore. Les mots-clés en sont : écouter, soulager, aider, accompagner,
et quand il s'agit de soins sous contrainte, il faut ajouter : protéger
(enfermer), calmer (neuroleptiser), isoler (mettre en cellule), contenir
(attacher), etc.
Le pire
des soins est sans aucun doute celui dont l'objectif est de faire disparaître
le symptôme en ne tenant pas suffisamment, voire pas du tout, compte de ses
effets néfastes sur la personne du malade. C'est ainsi que l'on voit
ressurgir régulièrement le fantasme d'une manipulation du fonctionnement
cérébral par stimulation électrique ou chirurgie. Nous sommes là à l'extrême
opposé de la démarche psychanalytique qui s'adresse, quant à elle, au sujet
et non à ses symptômes en proposant un espace permettant de mettre en mots
ses souffrances sans risquer comme réponse un traitement dont l'objectif est
de réduire au silence celui qui a pris le risque de s'engager dans la parole.
Parallèlement
à la "psychiatrie d'attaque", nous avons la psychiatrie de confort.
Elle vise à soulager le malade, parfois elle lui procure des bénéfices
secondaires qui s'ajoutent à ceux que procure déjà la maladie, et ainsi
conforte le patient dans son état et favorise la chronicisation. La
bienveillance n'est pas forcément une réponse suffisante aux questions que
soulève la souffrance psychique. La crainte d'un internement après une
première hospitalisation traumatisante peut être un élément moteur important
dans la motivation à se soigner, à s'engager dans une démarche thérapeutique
authentique. Celle-ci pourrait être définie comme l'élaboration d'un espace
psychique favorable à une guérison qui ne sera jamais qu'une atténuation de
l'intensité des symptômes ou leur remplacement par des symptômes moins
gênants.
Le
respect de l'Autre, de sa différence et de sa subjectivité, est un élément
indispensable et incontournable dans la mise en place d'un espace
thérapeutique, surtout quand le patient n'a pas la possibilité de fuir celui
qui s'impose à lui comme étant son thérapeute. Actuellement il y a
heureusement, du moins en apparence, un large consensus à considérer le
malade comme étant un être humain à part entière et non comme un être
inférieur comme cela a longtemps été le cas. Il n'en reste pas moins vrai que
les hospitalisations sous contrainte se font inévitablement dans une ambiance
difficile et souvent violente. Il en résulte que le soignant est d'abord pour
le patient un geôlier, et c'est ce qu'il est en plus d'être un soignant,
c'est un geôlier-soignant comme les templiers étaient des prêtres-soldats.
Patient et soignant sont ainsi pris d'emblée dans une injonction paradoxale.
Ce double lien vient renforcer les processus de désintégration psychique
puisque le soignant qui est supposé être "bon" en tant qu'il soigne
est "mauvais" puisqu'il assure l'enfermement, et si le patient veut
obtenir sa libération il faut qu'il se soumette aux exigences du soignant ou
le trompe alors que c'est une relation de confiance qui est supposée les
unir. Comment une personne qui est déjà en grande difficulté mentale
pourrait-elle gérer une situation dans laquelle "celui qui te tient
enfermé et te fait mal te veut du bien" ? La dynamique de l'enfermement
vient ainsi renforcer l'anéantissement subjectif d'un patient qui aura
l'impression de se retrouver une fois encore devant ceux que Schreber
appelait des "Seelenmörder", des assassins d'âme. La réalité fait
collusion avec la folie, les soignants seront vécus comme des persécuteurs,
ce que d'ailleurs certains ont été pendant longtemps. C'est pourquoi la
référence à la loi est très importante dans ces lieux, même si jusqu'à
présent elle ne s'est montrée que peu apte à protéger des abus et de
l'arbitraire. Quant au soignant qui est supposé vouloir le bien de son
patient, il s'agit évidemment là d'un postulat facile à remettre en cause.
Mais la question n'est pas uniquement là, il s'agit plutôt de s'interroger
sur ce que chacun met sous le mot "bien" quand il s'agit d'un
semblable, qui plus est malade mental.
Éviter
d'être enfermé est la réaction que l'on attend normalement de la part de tout
individu. Pourtant il y a des patients qui demandent l'enfermement et
d'autres qui refusent leur sortie. Ainsi un jeune homme atteint de
schizophrénie se présente au commissariat de police alors qu'il vient juste
de quitter l'hôpital et demande à être mis en prison. Éconduit, il retourne à
l'hôpital pour demander à être réhospitalisé, mais là aussi on lui oppose une
fin de non-recevoir. Peu après il se tue. Un autre patient souffrant d'une
psychose maniaco-dépressive, et qui est hospitalisé depuis de nombreuses
années, doit quitter, à cause de la politique de réduction du nombre de lits,
l'hôpital qui est devenu son lieu de vie et où il a trouvé ses repères. Il
refuse et est mis contre sa volonté dans un appartement thérapeutique. Peu
après il se pend. La folie pose inévitablement la question du dedans et du
dehors, peut-être parce que cette limite manque cruellement dans la psychose.
En tout cas, ne pas être à l'écoute de la demande d'un patient, même quand
elle est inadaptée, peut se révéler fatal. Alors qu'est-ce qui est le plus
important : préserver la raison, l'ordre, la sécurité, l'argent ou une vie ?
Ou tout cela à la fois ? Peut-on encore se fixer, à l'heure actuelle, comme
objectif d'une démarche de soins de donner à un malade la possibilité de ne pas vivre
trop mal sa folie, tant pour lui-même que pour les autres ? Soit, on peut le faire, mais le dire ?
De nos
jours une grande majorité de patients s'adressent librement à la psychiatrie
rebaptisée santé mentale. Mais qu'en attendent-ils ? Et qu'obtiennent-ils
comme réponse ? Celle-ci n'est pas la même selon qu'elle vient d'un
psychiatre, d'un psychanalyste, d'un thérapeute cognitivo-comportementaliste
ou de n'importe quel autre spécialiste en soins psychiques, même si la
demande s'origine de difficultés ou de troubles identiques. Toujours est-il
qu'à un moment donné les patients comprennent (ceci dans le meilleur des cas)
qu'il n'y pas de remède miracle qui puisse résoudre leurs problèmes et
apporter une solution à ce qui est source de souffrance ou de mal-être pour
eux. Alors chaque thérapie apporte ce qu'elle peut en fonction de sa
technique, du thérapeute et du patient.
Le succès des psychotropes, et leur limite, c'est qu'ils aident les
patients, comme d'autres drogues, à supporter leur vie, mais avec une
efficacité aléatoire et souvent restreinte, limitée à la durée de leur
absorption. Mais beaucoup de psychothérapies se limitent également à ce rôle
de soulagement et de soutien. Les patients attendent des psys ce que les
générations précédentes attendaient de Dieu et de l'Eglise, c'est-à-dire de
l'espoir. A défaut de trouver une issue à leur désespérance, ils endorment
leur souffrance à l'aide de drogues financées par les caisses d'assurance
maladie. Parfois ils optent pour des solutions plus radicales.
Quand on
parle de soins libres, il s'agit évidemment d'une liberté toute relative. Les
patients devenus des usagers-consommateurs en santé mentale sont pris dans
des réseaux de distribution de soins et manipulés comme le sont tous les
consommateurs. Le marché du soin psychique est dominé par la médecine qui
s'est toujours battue pour en avoir le monopole. On peut se demander en quoi
la médecine peut prétendre à un savoir particulier sur l'esprit, l'âme ou la
subjectivité, sauf à les réduire au fonctionnement cérébral. Ce qui est en jeu, plutôt qu'un savoir et
un pouvoir thérapeutique, c'est le règne politico-financier de l'organisation
médicale soutenue par L'Etat et les caisses d'assurance maladie. De ce fait
l'État contrôle directement ou indirectement le champ des soins
psychiatriques et psychologiques, et celui qui n'a pas les moyens de payer de
sa poche son thérapeute se retrouve prisonnier d'un système de soins étatisés
et pensés par les classes dirigeantes qui ont élaboré un système de soins
dont ils ne veulent pas pour eux-mêmes. C'est par la dépendance financière à
l'égard des caisses d'assurance maladie et le pouvoir disciplinaire de
l'ordre des médecins que l'Etat va diriger l'activité des psychiatres. La
liberté thérapeutique des médecins n'est en grande partie qu'une illusion et
ils sont les premiers à s'en plaindre. Cette situation s'est encore aggravée
avec l'apparition de protocoles de soins prévoyant des réponses
standardisées. La médecine se met au service de choix politiques et
financiers qui conditionnent les réponses que les patients devenus
consommateurs de soins reçoivent en réponse à leur souffrance. Cette
conception des soins s'est peu à peu étendue à l'ensemble des professions de
santé mentale, l'Etat se présentant comme ayant seul le savoir sur ce qui est
bon pour le citoyen en souffrance et sa famille.
Une
jeune femme, médecin, rencontrée lors de son hospitalisation pour un délire
hypocondriaque et très mécontente du diagnostic porté sur elle, aimait
qualifier les soins dispensés en psychiatrie de soins palliatifs. Elle avait
été victime d'une infection nosocomiale particulièrement grave, avec
plusieurs rechutes. Depuis sa présumée guérison, relativement récente, elle
vivait dans la peur d'une récidive, se disant que la bactérie
"coupable" était peut-être encore là, blottie au fond d'elle.
Traumatisée par l'aspect répétitif de son infection, elle n'arrivait pas à
sortir de l'impact subjectif de ce réel menaçant qui avait fait irruption
dans sa vie et qui ne semblait plus vouloir la lâcher. Elle constatait que
tous les traitements médicamenteux qu'on avait pu lui prescrire pour soigner
sa prétendue hypocondrie l'avaient certes soulagée un peu de son angoisse,
mais ne lui avaient pas enlevé l'idée obsédante d'une récidive possible. Ils
l'avaient aidée à porter son fardeau mais pas à le déposer. En revanche, son
séjour en psychiatrie, la manière dont elle y avait été accueillie ("le
regard qui vous anéantit, qui fait de vous une chose"),
l'incompréhension dont elle pensait avoir été l'objet, l'avaient profondément
blessée.
La
fréquentation des méandres de la déraison a donné lieu de tout temps aux
interprétations les plus fantasques et à des soins qui le sont tout autant.
Mais fantasque ne veut pas dire dénué de sens. Les manifestations de ce
qu'Hippocrate appellera "hystérie" occupent à ce titre une place
historique privilégiée puisqu'on en trouve déjà la trace dans le Papyrus
Kahun daté de 1900 av JC. La cause de l'hystérie y est attribuée à une
migration ou à une inanition de l'utérus et les soins consistaient alors en
des fumigations visant à faire revenir l'organe dans sa position initiale ou
à le nourrir. On peut se contenter, fort justement d'ailleurs, de dire qu'il
s'agit là de l'état des connaissances sur l'hystérie et son traitement à une
époque donnée. Un psychanalyste du 20ème siècle pourrait voir dans
tous ces inventeurs antiques associant hystérie et utérus de géniaux
précurseurs de Charcot et de Freud qui auraient saisi les liens unissant
hystérie et sexualité. Un troisième larron pourrait objecter qu'il n'y a dans
les discours de Charcot et de Freud qu'une présence résiduelle des croyances
antiques. Il n'en est pas moins vrai qu'après tous ces millénaires passés
nous n'en savons guère plus sur l'hystérie, même si nous n'en sommes plus à
vouloir faire entrer dans la vulve les fumées produites par un ibis de cire
représentant le dieu mâle Thot brûlé sur du charbon de bois (2). Le mieux que
l'on ait trouvé jusqu'à présent c'est Freud qui a donné la parole à ses
patientes.
Mais
est-ce que des affirmations sur l'existence d'un cerveau masculin et d'un
cerveau féminin, et présentant le " cerveau autiste" comme une
forme extrême du cerveau masculin, ne sont pas aussi fantasques que la
croyance en un utérus migrateur (3). Et que penser d'une théorie qui voit
dans le TDAH (trouble de l'attention avec hyperactivité) la résurgence de
l'état neurologique de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs nomades ?
Un
important savoir psychopathologique s'est ainsi constitué au fil des
millénaires. Et s'il est de l'ordre du mythe, une part importante est aussi
l'expression d'idéologies morales et politiques. Quand il n'y a ni
connaissances réelles ni éthique qui font limite, toutes les dérives
s'avèrent possibles. D'autant plus que l'enjeu de ce savoir n'est pas que de
soigner des individus mais de gérer la vie de populations entières de
"malades". Comme l'ensemble de la médecine, la psychiatrie ne fait
pas que soigner, elle applique une politique de santé. Mais elle va encore
plus loin, elle élabore un savoir qui justifie cette politique, qui lui donne
une certaine légitimité.
Depuis
deux siècles le discours psychopathologique dominant est le discours
psychiatrique. L'usage est de faire remonter l'origine de la psychiatrie
française à Pinel et à la Révolution, avec comme projet affiché
l'humanisation des conditions de détention du " fou" qualifié
d'aliéné mental. Avec la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de
1789, il était devenu nécessaire de justifier l’enfermement des aliénés, de
le rendre compatible avec les nouveaux principes républicains. La médecine a
apporté sa caution à cette entreprise en fournissant l'alibi du soin, donnant
ainsi naissance à la psychiatrie moderne avec en prime un renouveau du savoir
sur l’aliénation mentale et le mythe d’un Pinel libérant les insensés de
leurs chaînes. Ainsi s'est établi un véritable contrat de gestion entre
l'Etat et la médecine, celle-ci recevant le monopole du soin des troubles
psychiques et assurant en échange l'enfermement et la gestion de cette
nouvelle population (auparavant les aliénés n'étaient pas enfermés en tant
que tels mais en tant qu'indigents avec les autres pauvres). De son côté la
médicalisation de l'esprit sera justifiée par sa réduction au fonctionnement
corporel. "C'est en prônant cette physiogenèse de l'activité mentale,
écrit André Paradis, que Cabanis (à qui Pinel doit sa nomination comme
médecin à Bicêtre) rend donc "pensable" l'émergence d'une médecine
des maladies mentales comme discipline, bel et bien intégrée, quant à ses
principes fondateurs, dans la "science médicale normale"(4)."
Le savoir
psychiatrique moderne, dérivé médicalisé des discours philosophiques et
religieux sur l'esprit et l'âme, a été élaboré dans ce contexte d'allégeance
au pouvoir politique avec en plus du projet de soin un rôle actif de police
sociale. Il est ainsi d'emblée perverti dans le sens des fonctions sociétales
qu'il remplit (l'enfermement et l'endormissement) et qui se confondent avec
celles de soins. Mais on peut aussi penser que c'est cette prise en charge de
l'enfermement des déviants non-criminels par la médecine qui a permis cette
véritable révolution dans le traitement et la considération des "anormaux"
que nous connaissons, donnant aux "fous" une place parmi les
humains. Que ce changement radical se soit fait sous l'influence de pensées
extérieures à la psychiatrie (psychanalyse, phénoménologie, marxisme…) n'en
atténue pas la valeur, bien au contraire. A un moment donné il y a eu chez
quelques-uns la volonté d'une psychiatrie différente, et ils se sont battus
pour cela. Mais qu'en restera-t- il ? A mesure que l'on s'éloigne de la chute
des régimes totalitaires et de leurs atrocités, l'oubli fait que l'on tend à
y revenir.
La
pratique psychiatrique est ancrée dans un cadre qui n'est pas comparable au
contrat de soin qui régit habituellement les professions médicales, elle
conserve de ses origines religieuses quelque chose qui est de l'ordre de
l'attitude inquisitoriale, de la conversion forcée, de la soumission et du
principe de pénitence. La soumission du patient (à défaut d'adhésion et de
coopération) est la première des exigences, elle est offerte docilement par
le malade ou obtenue par la violence ou d'autres pressions. Un des maîtres
incontestés de la psychiatrie moderne, Kraepelin, définissait le psychiatre
comme un chef absolu qui pouvait intervenir sans pitié dans la vie des gens !
La prise en charge thérapeutique commence par un interrogatoire qui peut être
très intrusif et dont le but est de débusquer la folie. Ensuite il s'agit
d'amener le patient à abandonner la déraison (de le convertir) par un
traitement éventuellement douloureux ou invalidant. La maladie est moralisée,
et de ce fait les punitions et les récompenses tiennent une grande place dans
le fonctionnement asilaire, bien qu'elles soient souvent masquées en actions
thérapeutiques, ou y participant.
Avec la
psychiatrie moderne, le discours psychopathologique ne peut plus être
simplement qualifié de fantasque, il devient ouvertement idéologique et
politique. "Dès 1908, écrit
Benoît Massin, le Prof. E. Kraepelin (Munich), sans doute le psychiatre le
plus important en Allemagne à l'époque, se rallie devant une assemblée de
psychiatres au discours eugéniste et l'année suivante, il introduit dans la
8e édition de son célèbre traité de Psychiatrie
- le manuel le plus utilisé des étudiants à l'époque - les inquiétudes
eugénistes au sujet de la civilisation qui "maintient en vie les inférieurs
mentaux et les malades et leur permet le cas échéant de se
reproduire"(5).
Mais il n'est pas nécessaire d'aller Outre Rhin pour rencontrer
des vérités trop vite oubliées. En France, Antoine Porot, sous la direction
duquel a été rédigé le "Manuel Alphabétique de Psychiatrie",
proclame en 1935 au Congrès des Aliénistes de Bruxelles que " L’indigène nord-africain, dont
le cortex cérébral est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement
végétative et instinctive est surtout réglée par le
diencéphale " (6). Mais Le cas de Porot n'a rien
d'exceptionnel, il y avait déjà eu Morel (1809-1873) et sa théorie des
dégénérescences (7) dont on sait qu'elle a servi d'alibi à l'assassinat des
malades mentaux et des anormaux dans l'Allemagne nazie. "En France, nous
rappelle Koupernik, l’eugénisme a trouvé sa légitimation avec la théorie de
la dégénérescence formulée par B. A. Morel en 1857 et reprise par V. Magnan
en 1895. L’action eugéniste française a été soutenue par le psychiatre,
hygiéniste et journaliste Édouard Toulouse (1865–1947). Elle a fait l’objet
d’une évolution inquiétante du fait de la position prise par deux prix Nobel
français – Alexis Carrel et Charles Richet - qui ont publiquement encouragé
la suppression des "tarés"
et des " inutiles"(8).
La
théorie de Morel qui fait des maladies mentales la forme d'expression d'une
dégénérescence qui va s'aggravant de génération en génération illustre bien
la manière dont un savoir tiré d'observations limitées est généralisé puis
réinterprété à travers des croyances morales et religieuses en partant de
l'idée que Dieu a créé l'homme parfait et que ses imperfections sont dues à
ses fautes. Ce qui permet de justifier des "traitements pénitences"
dans l'enfer asilaire.
De fait,
si le discours psychopathologique est parfois à ce point déshumanisant c'est
qu'il traduit bien souvent le mépris du thérapeute pour le malade qu'il
prétend soigner. Dans notre société, celui qui a perdu la raison n’est plus
grand-chose, ou tout juste une chose, tantôt il est présenté comme étant un
déchet, tantôt comme une bête féroce et dangereuse. La pitié et la compassion
ne sont sans doute pas des attitudes plus pertinentes, même si elles sont
éthiquement plus acceptables.
L'histoire
des soins en psychiatrie est donc largement un historique de la maltraitance
(9) avec des conditions d'hospitalisation carcérales car il n'y a pas eu
d'hôpital digne de ce nom en psychiatrie avant la mise en place des secteurs
psychiatriques dans les années 1970. Mais on a envie de croire que la
barbarie n'excluait pas parfois une certaine charité.
Un autre
élément important du savoir psychiatrique, et ceci d'abord par ses
répercussions sociales et humaines pour le malade, est l'idée de la
chronicité des maladies mentales. Lanteri-Laura questionne ce postulat
indiscuté de la psychiatrie moderne et fait le lien entre cette supposée
chronicité et la nécessité d'hospitaliser pour de longues durées les malades
indigents afin d'avoir à disposition une main-d'œuvre gratuite pour la survie
économique de l'hôpital-ferme : "…l'on prend alors les conditions de
possibilité de la vie économique des établissements pour des données
particulières à la pathologie mentale; cette condition s'occulte, et le
savoir théorique vient affirmer, à sa place, que la chronicité est une
caractéristique essentielle à la psychiatrie…." (10). Mais sans doute
que par le passé la chronicité a aussi trouvé une de ses causes dans des
conditions d'hospitalisation plus aptes à détruire psychologiquement un
individu qu'à l'aider à se reconstruire. Puis il faut bien reconnaître
qu'avant la réalisation de la sectorisation et la mise en place de structures
de soins extrahospitalières beaucoup de patients étaient enfermés faute de
lieu extérieur pour les accueillir. Actuellement, avec la création de
cliniques agréables pour les patients en hospitalisation libre, ainsi qu'un
certain confort obtenu dans la maladie par les drogues, les arrêts de
travail, les avantages financiers, etc. les prises en charge thérapeutiques
ont des effets de chronicisation dans la maladie, ce qui amène à penser que
le souhait du malade n'est pas forcément la guérison, mais le confort dans la
maladie. Il serait donc nécessaire d'interroger les désirs du patient et de
son thérapeute, ainsi que la nature des soins et les conditions
d'hospitalisation dans la durée des maladies mentales, avant de les déclarer
incurables.
Il reste
important de distinguer la "folie" comme "maladie de
l'esprit" des maladies de l'âme ou de celles du cerveau. Car même si la
subjectivité n'est qu'une illusion du fonctionnement neuronal, cette illusion
existe et c'est à partir d'elle que se construit la psyché d'un individu.
C'est dans l'identification du "pré-moi" à cette autre illusion
qu'est l'image spéculaire que s'ancre le sentiment du "Je". Peu
importe que la sphère psychique soit le domaine d'un esprit qui illusionne
son existence et sa liberté, cette illusion constitue la réalité psychique.
Il suffit de penser à ce que serait notre réaction face à quelqu'un qui
dirait "ce n'est pas moi qui pense, c'est mon cerveau". Les
théories qui nient la subjectivité en la réduisant au fonctionnement neuronal
oublient, parce qu'elles sont élaborées dans des laboratoires, le rôle
primordial dans l'émergence et la construction de la psyché de la relation à
l'Autre, à commencer par la mère, un Autre qui n'est pas un objet quelconque,
mais un sujet avec un désir et une histoire. Il aura fallu attendre Lacan
pour que quelqu'un se pose la question du désir de Pavlov soufflant dans sa
trompette (encore qu'il semblerait plutôt qu'il se soit servi d'une
clochette). C'est dans cette rencontre avec l'Autre que l'illusion de soi
pourra se constituer et prendre sens, devenir conscience.
L'histoire
des "découvertes thérapeutiques" en psychiatrie est riche
d'enseignement, non par le côté hasardeux de ces découvertes et le
pragmatisme de leur utilisation, ou le côté inexpliqué de leur éventuelle
efficacité, mais par l'indifférence qu'elles témoignent à l'égard de la
personne du malade et de sa souffrance. Il s'agit avant tout d'éradiquer un
trouble ou un symptôme quitte à mettre en péril ce qui reste au malade de
santé physique ou morale et de dignité. On connaît l'histoire des
électrochocs dont le principe reposait sur un prétendu antagonisme clinique
entre épilepsie et schizophrénie (11). D'où l'idée de soigner la
schizophrénie en produisant artificiellement des crises d'épilepsie, d'abord
par injection de pentétrazol (1937, Ladislas Joseph von Meduna) puis par des
chocs électriques à la tête (1938, Ugo Cerletti). Actuellement les
électrochocs sont utilisés dans des conditions supposées moins
traumatisantes, essentiellement pour soigner les dépressions sévères, mais on
ne connaît toujours pas le mécanisme de leur action. Evidemment, envoyer de
l'électricité dans le crâne de quelqu'un ne laisse pas beaucoup de place pour
la prise en considération de sa subjectivité.
L'histoire de la psychiatrie a aussi retenu l'utilisation des
électrochocs à des fins punitives. Je me souviens être allé à une conférence
(en 1973 ou 74) dans laquelle un psychiatre renommé racontait qu'il avait
fait une série d'électrochocs à un patient pour satisfaire l'agressivité de
l'équipe soignante, agressivité à l'égard du malade, mais aussi sans doute à
l'égard du médecin.
De la
même manière, c'est un peu le hasard qui a amené à utiliser, pour calmer les
états d'agitation, la chlorpromazine, antihistaminique abandonné à cause de
ses effets secondaires dangereux et utilisé accessoirement comme sédatif
préopératoire. Mais si les neuroleptiques ont cet effet de calmant parfois
bien utile, c'est au prix d'une inhibition importante de l'ensemble de la
personnalité du malade tant au niveau intellectuel qu'affectif (12).
Autre
exemple, plus actuel, mais non moins intéressant est le tripode trouble
déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH), théorie du
dysfonctionnement cérébral minime et Méthylphénidate. Poser le diagnostic de
TDAH est déjà souvent pour le clinicien faire un choix en privilégiant
certains symptômes dans un tableau plus complexe et en faisant passer au
second plan d'éventuels traits anxieux, dépressifs ou une situation familiale
difficile. Ce qui va déterminer ce choix, c’est d’abord la plainte de la
famille liée au comportement de l’enfant et aux difficultés scolaires qui motivent souvent la demande. Et puis il y a un certain consensus entre
l’idéologie que défend la santé mentale et l’idéal social d’un enfant docile
et performant. Il est vrai que l’enjeu est de taille pour l’enfant car il
peut jouer son avenir à l’école. Et même si la conscience populaire n’a plus
la naïveté de penser que de bonnes études mènent forcément à un métier
intéressant et bien rémunéré, l’échec scolaire n’est pas non plus le chemin
privilégié de la réussite. On comprend pourquoi un TDAH est plus
insupportable pour les parents qu’un état anxieux ou une phobie, sauf bien
sûr s’il s’agit d’une phobie scolaire. Personne ne se préoccupe trop de ce
que pense l’enfant concerné. Second
choix important du clinicien : faire des symptômes qui s'offrent à lui une
maladie en soi, un TDAH primaire, ou
des manifestations réactionnelles à un autre état psychopathologique, une
dépression par exemple. L’existence de TDAH primaires reste de l'ordre de
l'hypothèse, disons du vraisemblable, mais sans certitude. Il est alors plus
facile de se cacher derrière des échelles d'évaluation donnant un
faux-semblant d'objectivité à une démarche qui reste profondément subjective.
On ne
peut pas nier que le Méthylphénidate puisse avoir une certaine efficacité
dans le traitement des TDAH, mais ces effets se limitent aux manifestations
apparentes du trouble, permettant parfois une relative accalmie favorisant
l’intégration et le travail scolaires, ce qui est loin d'être négligeable.
Les parents peuvent se contenter de ce niveau d'efficacité et en rester là :
l'enfant étant "calmé" chimiquement, s'engager dans une démarche
psychothérapique paraît alors comme étant inutile. Il est souvent plus
confortable de ne pas considérer certains "troubles" comme étant
des signes de détresse, ce qui permet de faire taire plus facilement l'enfant
appelant à l'aide.
La
médicalisation du TDAH se justifie par l’hypothèse d’un dysfonctionnement
cérébral minime qui en serait la cause. Cette hypothèse est bien confortable
puisqu’elle dénie toute participation subjective, familiale ou sociétale. Qui
plus est, les enjeux financiers sont énormes. Et au passage on oublie que le
dysfonctionnement cérébral minime n'est qu'une fiction.
De même,
que penser de ce rapport de l’Inserm qui veut voir dans les problèmes de
comportement souvent associés aux TDAH chez les petits enfants le signe
annonciateur d’une future délinquance ! Avec pour projet un dépistage dans
les crèches et les maternelles. C’est là que l’on peut se rendre compte
combien le discours scientifique se met facilement au service d'un projet
politique et lui sert d’alibi.
Ainsi se
constituent des savoirs psychopathologiques illusoires, mais qui ne sont pas
sans implications. Quand l'affirmation de l’existence d’une fragilité
génétique prédisposant au suicide fait irruption dans le discours politique,
on ne peut que s’interroger sur les motivations qui sous-tendent une
déclaration qui ne repose sur aucune base scientifique réelle. S'agit-il de
déresponsabiliser une société qui aurait à s'interroger sur son
fonctionnement ? Il suffit de penser au nombre impressionnant de personnes
âgées qui mettent fin à leur existence quand à l'âge s'ajoute la pauvreté,
l'exclusion et le mépris. Et qu'en est-il de l'échec de notre société à
offrir aux adolescents un espace de vie authentique, un espace où leur vie
pourrait prendre sens ? L'espoir n'est
pas pour tout le monde.
Il est
pour le moins exagéré d'énoncer, comme le fait Gladys Swain, que Pinel "
a instauré le cadre thérapeutique de l’asile en l’arrachant à l’univers de la
contrainte carcérale "(13). Il serait sans doute plus juste de dire
que le cadre carcéral a été relooké en cadre thérapeutique. Car malgré
quelques progrès les conditions d'enfermement sont restées longtemps extrêmement
rudes, mais on est face à cette particularité de l'univers psychiatrique qui
est de qualifier de thérapeutique tout ce qu'y subissent les malades, y
compris le pire. Le médecin (Pinel et ses disciples) compatissant, usant
d'une parole douce et rassurante, redevenait vite un despote menaçant quand
le malade refusait de se plier à sa volonté et à l'exigence d'abandonner sa
folie. La parole n'est plus alors le lieu où une vérité pourrait se dire mais
un instrument de manipulation.
Dans les
années 1970-80 les hôpitaux psychiatriques, dans leur grande majorité,
ressemblaient encore à s’y méprendre à des prisons dans lesquelles se
trouvaient enfermés non seulement les malades hospitalisés sous contrainte,
mais des patients en hospitalisation libre qui tout simplement se heurtaient
à des portes fermées à clé. Evidemment la prison de la fin du 20ème
siècle n’avait rien à voir avec celles du 19ème et de la première
moitié du 20ème siècle. Univers carcéral et institution
psychiatrique avaient évolué ensemble dans le sens d'une humanisation, mais
continuaient à se ressembler étrangement. Avec cependant une différence
importante, celle de la durée de l’enfermement. Certains patients disaient
regretter de ne pas être en prison "car les détenus savaient au moins
quand ils allaient être libérés". Et effectivement les malades étaient
très souvent hospitalisés pour de longues années, parfois pour toute une vie,
et suppliaient qu'on les libère. L'hospitalisation-enfermement n'a jamais
soigné qui que ce soit. Au contraire, la violence et le traumatisme liés à
l'hospitalisation sous contrainte ont pour effet une aggravation de la
pathologie. Et la pathologie ainsi surajoutée va pouvoir éventuellement se
résorber progressivement grâce à un assouplissement des conditions
d'enfermement : sorties, activités extérieures, club de malades, etc.
Avec la
politique de sectorisation la situation a radicalement changé. L'idée était
de soigner les patients à domicile tant pour des motifs thérapeutiques
qu'humanitaires, mais aussi financiers. Le médecin-conseil de la Sécurité
Sociale venait à l'hôpital pour décider quels malades requéraient une
hospitalisation en psychiatrie et lesquels relevaient d'autres structures.
Cette période pleine d'espoir semble bien loin en ce début du 21ème
siècle. Mais il faut dire que ce qui
ressemblait beaucoup à une hospitalisation à domicile était aussi pour une
part un enfermement à domicile, tant à cause de l'effet "camisole
chimique" des neuroleptiques que du rejet des malades par un
environnement inquiet et peu tolérant.
Quant à
cette autre mouvance inspirée de la psychanalyse, et connue sous le nom de
"psychothérapie institutionnelle", elle semble n'avoir eu qu'un
impact très restreint dans les établissements psychiatriques, lesquels ont
quasiment tous continué à fonctionner sur le modèle de l'asile (14), bien
loin de l'idée qu'il fallait soigner l'institution avant de soigner le
malade. L'idéal d'une institution qui serait thérapeutique par elle-même, de
par sa conception, son organisation et son fonctionnement, est là depuis bien
longtemps, mais n'a le plus souvent abouti qu'à recréer un univers peu
propice aux soins.
Remplacer
les chaînes par la camisole de force et le cachot par la cellule, comme l'ont
fait Pinel et Pussin, paraît de nos jours être une humanisation bien limitée,
surtout symbolique et faisant partie du mythe. En tout cas, l'idée était
lancée qu'il fallait humaniser la psychiatrie. On retrouve le même projet
après la Seconde Guerre Mondiale, les établissements psychiatriques évoquant
pour certains un peu trop les camps nazis. Il n'est sans doute pas inutile de
rappeler que de 1940 à 1944 l'administration française a fait mourir de faim
la moitié de la population psychiatrique en la sous-alimentant volontairement.
En ce
début du 21ème siècle il n'est plus trop question d'humanisation
en psychiatrie, mais plutôt de rentabilité, de baisse des dépenses de santé,
avec l'apparition d'un concept de qualité des soins bien loin des nécessités
thérapeutiques.
Il faudrait
s'interroger sur le sens que prend cette oscillation entre humanitude et
déshumanisation. Si l'engagement individuel est un facteur important dans le
traitement des patients, il n'en reste pas moins vrai que la politique d'un
établissement de santé est le résultat de choix faits au niveau étatique.
La
question de la violence est intimement liée à la psychiatrie. Si au 18ème
siècle on enchaînait les aliénés c'est qu'ils étaient présumés violents, fous
à lier, déchaînés. Il s'agissait de les empêcher d'agresser leurs geôliers et
leurs compagnons, et aussi accessoirement de s'évader. La représentation
était celle d'une folie qui déchaînait les pulsions et qu'il fallait
ré-enchaîner. Soit, y a des patients agressifs, mais ce n'est de loin pas la
majorité. Les neuroleptiques ont permis d'inhiber la violence et de réduire
le recours à la contention physique. Ensuite des conditions d'hospitalisation
moins dégradantes et l'humanisation du malade ont largement contribué à
pacifier les relations. Car s'il y a une
violence qui peut trouver sa cause dans la maladie même, il y a aussi
celle, bien plus fréquente, réactionnelle aux conditions d'hospitalisation et
aux contraintes inhérentes à des soins non souhaités. Des attitudes moins
humiliantes envers les malades et le respect de leur dignité ont rendu
ceux-ci moins agressifs.
La
violence des soignants à l'égard des malades mentaux a été largement décrite
et dénoncée : violences corporelles, psychologiques, etc. C'est peut-être
dans ce domaine que la psychiatrie a le plus évolué. On ne voit plus de
passages à tabac ou d'autres sévices comme par le passé. La loi est entrée
dans l'institution. Quand il y a des violences, elles se font en cachette et
leur connaissance expose leurs auteurs à des sanctions. Les représentations
ont beaucoup évolué : actuellement le soignant se pense plus thérapeute que
geôlier et le malade est considéré comme une personne. Pourtant en ce début
de 21ème siècle on en revient à diaboliser le malade mental, à le
présenter comme dangereux et à élaborer des logiques sécuritaires. Comme
d'autres, j'ai ressenti un certain malaise en lisant régulièrement sur le
web, en voulant accéder à ma messagerie : "un schizophrène dangereux
s'est évadé". Associer schizophrénie et dangerosité, parler d'évasion…
c'était là le discours d'une époque que l'on pouvait croire révolue.
La
relation médecin-patient est inévitablement une relation d'autorité basée sur
le savoir et le pouvoir médical, mais comme en tout il y a une gradation.
Chacun jugera selon son éthique personnelle la violence du soin sous
contrainte qui est parfois appliqué en recourant à la force. A posteriori on
peut avoir l'impression qu'un soin imposé par la violence a été une bonne
chose ou inutile. En fait ce n'est pas seulement l'acte qui compte -
maintenir un patient pour lui faire une injection, par exemple - mais le sens
qu'il prend. Certains traitements ne sont pas prescrits à des fins
thérapeutiques, mais pour rassurer les soignants ou réaliser leurs fantasmes
punitifs. La chambre d'isolement, la contention, l'augmentation de la dose de
neuroleptiques peuvent être des punitions, comme la privation du droit de
visite ou de sortie.
L'idée
d'une aliénation partielle avec la possibilité de faire renoncer
l'aliéné à sa folie par le "traitement moral" a joué un rôle
important dans la maltraitance du malade. Il suffit de repenser à la
description que nous donne Michel Foucault du traitement que "le bon
docteur" Leuret infligeait à ses patients. Mais le fond du problème a
été longtemps la toute-puissance accordée par la société au médecin-directeur
de l'hôpital puis au médecin-chef de service. Esquirol avait en son temps
décrit le médecin des aliénés comme devant être le plus parfait des despotes
régnant comme un monarque absolu sur son asile (15). L'organisation sociale a
longtemps permis la réalisation de ce paradoxe : une république avec des
monarques despotiques régnant sur l'univers des aliénés et ceci au nom de la
médecine. Le "roi des fous" en quelque sorte…
Une
hospitalisation qui reste un emprisonnement et l'application de soins sous
contrainte nécessiteraient des mesures de protection juridique renforcées. On
comprend mal qu'un individu privé du droit de disposer de sa vie et de sa
liberté n'ait pas un avocat commis d'office comme les délinquants et qui
pourrait l'accompagner et défendre ses droits tout au long de l'internement.
Cela aurait sans aucun doute des effets extrêmement thérapeutiques.
Je me
souviens d'un étranger ne parlant pas le français qui, lors d'une visite dans
sa famille, s'est retrouvé hospitalisé d'office dans des conditions pas très
claires mêlant alcool et commissariat de police. J'entends encore ses
hurlements de terreur quand les infirmiers s'approchaient de lui pour lui
administrer de force son traitement. Apparemment il avait peur d'être
empoisonné ou drogué. Il a fallu un interprète pour que nous comprenions que
cet homme ne savait pas où il était, ni pourquoi il était enfermé, ni qui
étaient ces individus en blouse blanche qui lui administraient des substances
dont il ignorait tout. La suite nous a montré qu'il ne présentait pas de
troubles mentaux, hormis des symptômes d'apparence paranoïaque induits par
les conditions d'hospitalisation. Évidemment une telle situation est
exceptionnelle.
En
psychiatrie de l'enfant la relation d'autorité est encore plus évidente
puisqu'elle met un soignant adulte face à un enfant dont il a la
responsabilité. Ce rapport d'autorité n'est peut-être pas un problème dans le
cadre d'une prescription de médicaments, de soins pédagogiques ou de
thérapies rééducatives, mais c'est une dimension importante à prendre en
compte dans une démarche qui se veut psychothérapique ou psychanalytique. Un
questionnement d'autant plus indispensable que le rapport d'autorité paraît
incontournable avec un enfant.
Quand je
repense à la psychiatrie adulte des années 80 je vois encore les soignants
passer une grande partie de leur temps enfermés dans leur infirmerie,
évitant au maximum le contact avec les patients. Parfois des malades venaient
là pour parler et il leur était répondu que l'accès du lieu leur était
interdit. L'idée en vogue à cette époque était qu'il fallait dominer le
malade, avoir un ascendant sur lui, le dompter en quelque sorte, mais sans
animosité particulière.
Plus
tard les infirmiers furent obligés, du moins dans certaines unités
d'hospitalisation, d'avoir des entretiens dits psychothérapiques avec les
patients. Ils ne comprenaient pas forcément le sens de cette exigence et se
souvenaient d'une époque où les médecins leur interdisaient de parler aux
malades en dehors de la gestion du quotidien. Les infirmiers, de gardiens
devenaient thérapeutes. Cette révolution a aussi été le début de
l'introduction du taylorisme en psychiatrie avec l'exigence de produire des actes
en grand nombre.
Entre-temps
il y avait bien eu quelques tentatives s'inspirant de la psychiatrie
communautaire mais sans grand succès, le service public se méfiant de ce type
de démarche considérée comme subversive. L'idée était de vivre avec le malade,
et non de produire des actes de soins.
Mon
expérience de la psychiatrie adulte, entre CMP, service d'hospitalisation
sous contrainte, clinique de psychologie médicale, hôpital de jour, etc. a
été riche d'enseignements. Mais le dernier souvenir qui m'en reste est celui
d'un patient présentant une grave schizophrénie et qui venait de gifler une
infirmière. J'ai côtoyé ce patient pendant une vingtaine d'années, certains
matins il était d'humeur agréable, d'autres il était inaccessible. Ce jour-là,
une infirmière l'avait sorti de son lit d'une manière peu douce et il l'avait
giflée. Mouvement de masse des infirmiers, mobilisation des syndicats,
l'affaire est montée en épingle : le malade a droit à une importante
augmentation de sa dose de neuroleptiques et est isolé en attendant d'être
transféré dans le Quartier pour Malades Difficiles d'un établissement voisin.
C'était en 1999, nous étions revenus 25 ans en arrière.
Quelle
est la valeur de la parole du malade dans l'institution psychiatrique ? Elle
est essentiellement réduite au statut de parole folle, révélatrice d'une
maladie mentale ou du moins de troubles psychiques. Pourtant à l'occasion
elle peut être utilisée de façon tout à fait perverse dans les rapports de
pouvoir institutionnels. Voici un patient bien connu alternant accès
maniaques et épisodes paranoïaques avec, entre les deux, des comportements
pervers. Une de ses activités favorites est d'écrire des rapports sur les
soignants. L'un d'eux sera utilisé par la hiérarchie pour nuire sérieusement
à un infirmier. Alors que par ailleurs ce même patient avait été surpris en
train d'essayer de noyer un malade dans un évier, d'abuser sexuellement d'une
personne âgée et qu'il avait réussi à faire pleurer une jeune infirmière en
lui faisant croire qu'elle avait été mutée à cause de lui. Quant à moi, il me
calculait mes indemnités de licenciement. L'absence d'un temps d'analyse des
phénomènes institutionnels empêche de plus en plus les soignants d'avoir la
distance nécessaire pour éviter d'être pris dans des dérapages dont les
effets sont profondément pathogènes.
La
dynamique d'un service psychiatrique est d'une telle complexité que le seul
moyen de porter remède à ses dysfonctionnements est de se donner du temps
pour en parler, de les questionner et d'interroger leur sens. Et c'est ce
temps-là dont on nous dit actuellement qu'il n'est pas rentable parce qu'il
n'est pas comptabilisé dans le relevé mensuel des actes. Le risque est de se
trouver assez vite dans le seul faire, sans même se poser la question de
savoir pourquoi on fait ce que l'on fait et finir par faire n'importe quoi.
N'est-ce
qu'utopie que d'espérer une institution soignante qui soit moins
déshumanisante et moins désubjectivante, tant pour ceux qui y travaillent que
pour ceux qui y sont soignés ? Certains y ont cru et il faut espérer que
l'humanisation des soins en psychiatrie continue à être une priorité. Mais la
désubjectivation peut prendre des formes plus subtiles que la camisole
physique ou chimique, le mépris et les humiliations. Réduire la dépression à
des troubles de la pensée, à des schémas cognitifs dépressogènes, est un bon
moyen pour évacuer la question de la subjectivité du déprimé et du sens de sa
dépression par rapport à son désir et à son histoire, mais également en lien avec
la situation vécue dans le présent. Le symptôme est aussi le produit d'une
relation, et peu importe qu'on appelle celle-ci transfert ou non.
S'il
existe indéniablement différentes formes de vie psychique, y compris des
formes déviantes, anormales ou pathologiques qu’en est-il du droit d’un
individu d’être ce qu’il est et de la société d’en faire ce qu’elle
veut ? A partir de quand soigner devient-il un signe d'intolérance à la
différence ?
1)
Foucault, Michel, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1972.
Le pouvoir psychiatrique, Seuil, 2003.
2)
Veith, Ilza, Histoire de l'hystérie, Seghers 1973.
3)
Baron-Cohen, Simon, L'autisme : une forme extrême du cerveau masculin ? 2004 Terrain
n°42, pp 17-32.
4)
Paradis, André, De Condillac à Pinel ou les fondements philosophiques du
traitement moral, Philosophiques, vol.20, n.1, 1993, p. 69-112, citation p86.
5) Massin, Benoît, L'euthanasie psychiatrique sous le IIIe Reich
: la question de l'eugénisme.
http://infodoc.inserm.fr/ethique/ethique.nsf/0/ef465194a855aed1c12567c8004790f8?OpenDocume
6)
Porot, Antoine, Intervention au congrès des aliénistes et neurologistes de
langue française - Bruxelles, 1935. Voir le site de la LDH : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article450
7)
Morel, Bénédict-Auguste, Traité des dégénérescences physiques,
intellectuelles et morales de l’espèce humaine, Paris, Jean-Baptiste
Baillières, 1857.
8)
Koupernik, Cyrille, Eugénisme et psychiatrie. Ann Méd Psychol 2001 ;
volume 159, numéro 1, pages 14-18.
9) Je ne
citerai que la "chaise de Darwin". On y faisait tourner les malades
jusqu'à ce que du sang coule de leur bouche, oreilles et nez.
10)Lanteri
Laura, Georges, La chronicité dans
la psychiatrie française moderne. Annales, 1972, volume 27 n°3, p. 568.
11) Une étude statistique danoise datant de 2005
trouve quant à elle une augmentation du risque de schizophrénie chez les
malades ayant des antécédents épileptiques. Qin P, Xu H, Munk Laursen
T, Vestergaard M, Bo Mortensen P. Risk for schizophrenia and
schizophrenia-like psychosis among patients with epilepsy : population based
cohort study. British Medical Journal, 2005 ; 331 : 23. (Published online 17
June 2005).
12)
Postel, Jacques, Eléments pour une histoire de la psychiatrie occidentale,
L'Harmattan 2007.
13)
Swain, Gladys, Le sujet de la folie, Privat 1977.
14)
Goffman, Erving, Asiles, Ed de Minuit 1968.
15) Juchet, Jack, L'« empirique » et le médecin dans la genèse de
l'asile, Mots, Année 1991, Volume 26, Numéro 1, p. 109-120.
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