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Eichmann, fonctionnaire de l'extrême


 

 

Adolf Eichmann : fonctionnaire de l'extrême

Claude Kessler

 (novembre 2021)

 


Tout fonctionnaire a un devoir d'obéissance. De nos jours, cette obéissance est dite avoir des limites. Un agent de l'État serait donc en droit de désobéir à un ordre manifestement illégal, mais comme c'est l'État qui fait les lois et qui, souvent, contrôle l'appareil judiciaire, cette limite s'avère bien illusoire. De fait, toute désobéissance est sévèrement réprimée avec comme conséquence la perte de l'emploi et l'exclusion sociale qui va avec. Bien qu'un recours devant le juge administratif soit toujours possible, il n'y a pas grand-chose à en attendre.

L'idéal de l'obéissance reste, de nos jours, peu ou prou ce qu'il était à l'époque d'Adolf Eichmann, même si l’idée d’obéir comme un cadavre, "Perinde ac cadaver",  paraît un peu démodée. L'idée d'une obéissance aveugle nous vient des Pères du désert (des moines du IV? siècle) et impliquait une renonciation totale à sa propre volonté pour se soumettre totalement aux ordres du supérieur religieux. Cette obéissance parfaite impliquait cependant, comme condition préalable, que l'ordre donné soit conforme à la volonté de Dieu. On retrouve, dans le serment de fidélité des SS, la dimension religieuse, quasi mystique, du don de sa vie, d'une fidélité "jusqu'à la mort", au Führer, dont la parole, comparable à celle de dieu, faisait loi pour les nazis. Il ne s'agissait plus là d'un devoir civique, mais d'un engagement personnel qui liait le SS à la personne de Hitler, et renier ce serment signifiait se renier soi-même en trahissant sa parole. Une des rares fois qu'Eichmann désobéit à l'ordre d'un de ses supérieurs, en l'occurrence Himmler, fut en 1944 quand il considéra que ce dernier trahissait les directives du Führer. Lors de son jugement, il ne manqua pas d'invoquer ce serment qui, autant, voir plus, que son devoir de citoyen, lui imposait une obéissance absolue. Il dira qu'il n'aurait eu que la solution du suicide pour échapper à ses engagements.

                                                            __________________

 

Eichmann n'aura pas bénéficié de la même mansuétude que de nombreux autres nazis notoires qui ont fait carrière en Allemagne après la grande loi d’ “impunité” d’Adenauer (1949) qui amnistia 800 000 anciens officiers nazis. Il est vrai qu'il avait fui son pays après la défaite et qu'il ne termina sa sinistre carrière qu'avec le grade de lieutenant-colonel. Il n'en fut pas moins le secrétaire de Heydrich à la conférence de Wannsee en 1942. Il rédigea à la demande de ce dernier la lettre signée par Goering en date du 31 juillet 1941 concernant la solution finale disant :  "[…] Je vous charge en outre de m'adresser sous peu un plan d'ensemble sur les mesures préparatoires à prendre concernant l'organisation, la mise en œuvre et les moyens matériels nécessaires pour réaliser la solution finale désirée de la question juive. " C'est aussi lui qui, en tant que spécialiste de la question juive, organisa la déportation des juifs vers les camps d'extermination après avoir eu, avant-guerre, la charge de leur émigration vers la Palestine.

L'histoire a fait d'Eichmann le symbole de l'obéissance aveugle, sans limite, à l'autorité légitime de l'État, Il est aussi devenu une illustration de "l'homme qui ne pense pas" et de "la banalité du mal" depuis le livre que Hannah Arendt a consacré à son procès, lequel s'est tenu à Jérusalem en 1961.

Ce à quoi nous assistons en France depuis quelques années, et plus particulièrement depuis novembre 2018, que ce soit à travers le spectacle des violences et des mutilations infligées à des manifestants, ou le comportement de certains responsables politiques, pose encore et toujours avec la même urgence la question des limites de l'obéissance à l'autorité et celle de la place de la morale en politique. Et le mot qui vient alors immédiatement à l'esprit est celui d'"eichmannisme", trait individuel et sociétal, dont les éléments essentiels sont l'inhumanité, l'obéissance aveugle aux ordres et l'absence de considérations morales.

Ce  profil psychologique est tristement banal et constitue même une norme, au sens statistique du terme, dans nos sociétés modernes qui s'appuient sur une multitude de petits Eichmann prêts à tout, même au pire, mais uniquement sur ordre : des serviteurs déshumanisés du pouvoir, bien différents de la foule sauvage emportée par ses émotions décrite par Gustave Le Bon en son temps. Des questions restent cependant en suspens : dans quelle mesure était-ce différent à d'autres époques ? N'est-on pas simplement en présence d'un potentiel humain qui s'actualise sous une forme plus ou moins sévère, selon le contexte, les états totalitaires du 20è siècle n'en ayant fourni qu'une forme extrême ?

Nous devons le terme d'eichmannisme à Istvan Kulcsar, le psychiatre qui a fait l'expertise d'Eichmann lors de son procès à Tel Aviv en 1961, et qui l'emploie, dans un article paru dans "Der Spiegel" en 1966, pour caractériser cette évolution déshumanisante des sociétés modernes.

Kulcsar écrit : "Si je devais utiliser un paradoxe, je dirais que l'envie de tuer d'Eichmann était un sadisme déshumanisé : l'annihilation sans Éros, sans contact, sans but ni profit. Si je devais inventer une expression pour désigner ce nouveau phénomène,  je l'appellerais - par opposition au sadisme - Eichmannisme. J'aimerais aller un peu plus loin : agir dans une sphère de l'impersonnel, des relations sans contact humain, une organisation de masse sans cohésion personnelle, la propagande au lieu de la conviction, des pseudo-affects tout faits et stéréotypés au lieu d'expériences humaines réelles - tels sont les produits de masse de notre époque. L'isolement et l'éloignement dans la famille, l'éloignement du travail et du processus de production, l'uniformité des opinions et la régulation des contacts sociaux ne sont que d'autres aspects du même processus. Cet homme moderne, s'il voulait tuer et était autorisé à le faire, agirait de la même manière qu'Eichmann. C'est une conséquence logique de notre développement social et psychologique. Eichmann, en tant qu'individu, était un exemple extrême du destructeur désérotisé de notre temps, tout comme Sade est devenu le symbole de la torture personnelle et érotique à son époque (1) ".

Kulcsar attribue à Eichmann une "envie de tuer" ("Tötungsdrang"), mais celle-ci n'est pas à prendre au sens d'une pulsion meurtrière comme on peut en observer chez les tueurs en série. Il s'agit ici de la pulsion de mort ("Todestriebe") dans son acceptation freudienne de force poussant tout être vivant vers la suppression complète de toute tension, c'est-à-dire à un retour à la vie inorganique, au temps d'avant la vie. Ni le Rorschach ni le TAT  ne nous fournissent le moindre indice pouvant suggérer la présence d'une envie de tuer par plaisir ou par vengeance chez ce criminel de masse. Dans ses activités, il n'était préoccupé que par une seule chose : faire à la perfection ce que ses supérieurs attendaient de lui, avec Hitler au sommet de la chaîne de commandement. S'il était au service de la mort c'est en tant que la vie fait désordre, et sa première tâche était de tuer son propre désir pour une obéissance " perinde ac cadaver" (comme un cadavre).

Dans ce même article  Istvan Kulcsar se demande ce qu'il en était d'une conscience morale chez Eichmann : comment cette conscience, si elle existait, a-t-elle pu s'arranger avec sa participation au judéocide ? "C'est le cœur de la question que se pose l'humanité, écrit-il : Eichmann avait-il des sentiments moraux et, dans l'affirmative, comment ses sentiments moraux l'ont-ils affecté ? Un jour, nous avons demandé à Eichmann s'il s'était déjà rendu compte d'un sentiment de culpabilité. 'Oui', répondit-il après réflexion. 'Une ou deux fois parce que j'avais séché l'école.' Littéralement, cette réponse ressemblait à une blague malveillante et cynique. Cela pourrait mener à la conclusion qu'Eichmann n'avait aucun sentiment moral ou de culpabilité, qu'il était un monstre étrange, une sorte de 'lusus naturae', une aberration de la nature. Cependant, cette hypothèse est contredite par la peur et les symptômes névrotiques qu'Eichmann a révélés (2)."

Kulcsar rejette donc l'hypothèse la plus évidente qui est celle d'un Eichmann dépourvu de conscience morale du fait de la présence de symptômes névrotiques, lesquels sont, dans une perspective psychanalytique, un retour du refoulé. Or qui dit refoulement, postule un surmoi et des interdits, ou en tout cas une force refoulante au service d'une loi intériorisée. Le symptôme névrotique est alors l'expression d'un compromis entre le désir interdit et les exigences de la conscience morale, une satisfaction substitutive des exigences du ça et celle du surmoi. On comprend bien que l'expert psychiatre n'ait pas voulu faire de son client un monstre, mais sa conviction d'un Eichmann pourvu d'une conscience morale ne fait que déplacer la question : pourquoi cette conscience s'est-elle montrée structurellement défaillante au point de permettre tant de crimes sur une si longue période ? En principe, tout individu est contraint à renoncer à ses projets immoraux pour se mettre à l'abri d'une souffrance morale insupportable. Et en cas de défaillance, il est soumis à la torture du remords, ce qui devrait éviter la récidive et se traduire par un comportement expiatoire. Or rien de tel chez Eichmann qui reconnaît ses crimes mais affirme ne pas se sentir coupable.

Les eichmanniens, actuels ou potentiels, machines à tuer sur simple demande d'une autorité légitime et en dehors de tout contexte de légitime défense, étant innombrables, on ne peut pas considérer qu'ils soient tous dépourvus d'une conscience morale. Cela ferait beaucoup trop de "monstres". En outre, comme ils ne commettent leurs actes immoraux ou criminels que sur l'ordre d'une autorité politique légitime, il est délicat de parler  de "personnalité antisociale". Ils sont plutôt trop bien adaptés à une société fonctionnant sur le modèle des gangs, encore que ces derniers sont sûrement moins inhumains si l'on songe aux grands crimes d'État commis au 20ème siècle. Pourtant ces "inhumains", peuvent aussi  faire, occasionnellement, preuve d'une certaine humanité.

Donc, si effectivement les nazis avaient une conscience morale, pourquoi n'est-elle pas venue entraver leurs desseins criminels en générant un sentiment de culpabilité dissuasif ? L'individu qui agit sur ordre d'une instance qui a une autorité légale et morale sur lui, pense avoir fait son devoir en obéissant et que c'est le donneur d'ordre qui porte la responsabilité de ses actes, une responsabilité identique à celle des parents pour les actes commis par leurs enfants mineurs. Et dans l'Allemagne nazie, il était plus dommageable de désobéir au Führer que de tuer  un être humain considéré comme étant un sous-homme.

D'autre part, un individu s'arrange plus facilement avec sa conscience quand ses crimes lui valent reconnaissance et richesse, les deux agissant alors comme un dédommagement narcissique. Cela s'explique par le fait qu'une blessure morale est une atteinte narcissique qui se soigne, entre autres, par la réussite sociale. Ainsi, même une conscience obéit à la loi de l'offre et de la demande, comme si elle n'était qu'une marchandise monnayable. Il y  a bien des personnes qui résistent, mais elles ne vivent pas longtemps : les idéalistes se suicident jeunes.

En ce qui concerne Eichmann, il était sous l'influence de la figure charismatique du Führer comme des millions d'autres allemands, et comme eux il portait l'uniforme et avait prêté serment à la personne de Hitler, ce qui a inévitablement des implications symboliques fortes dans un pays en guerre, et cela même s'il n'a jamais été en contact direct avec des combattants ennemis.

Le serment de fidélité à Hitler (3) prenant dieu comme témoin, et la cérémonie solennelle qui l'accompagnait, jouaient un rôle important dans l'endoctrinement des Allemands et leur asservissement. Mais un serment obligatoire n'est une incitation morale que pour celui qui lui reconnaît pareille valeur et se sent lié par sa propre parole.  Encore  que la crainte d'un châtiment divin a pu jouer un certain rôle. Attendre d'un individu qu'il respecte son serment, c'est lui prêter une conscience morale forte. Nous sommes là aux antipodes d'une perspective déniant aux nazis un manque de sens moral, mais bien face à une stratégie de manipulation visant à pervertir ce sens moral en principe d'asservissement faisant de millions de personnes l'instrument d'un seul.

Il existe sans doute des techniques permettant d'anéantir toute référence morale chez un individu, mais tel n'était pas le cas des criminels nazis. Par contre le serment prêté par 50  millions d'Allemands avait tout d'un engagement masochiste les engageant à abandonner tout libre arbitre au profit d'une obéissance absolue, aveugle et inconditionnelle à une seule personne : le Führer. À l'extrême,  si ce dernier leur demandait de se suicider, ils le faisaient. C'est d'ailleurs que Hitler  a fait  : la fin de la guerre avait tout d'un suicide collectif. Par ce serment, l'obéissance cessait d'être une simple obligation légale pour devenir un don, un don de soi disant : "Fais de moi ce que tu veux !" Ce serment donnait une légitimité à toute demande émanant de l'autorité de l'État et a servi aux criminels d'excuse ultime pour justifier leurs actes.

Les techniques de manipulation mentale utilisées par les hitlériens étaient capables d'opérer un véritable remodelage de la personnalité, si bien que le nazisme ne se limitait pas à être une idéologie mais une morale déterminant la vie au quotidien,   de la naissance à la mort, et même la procréation pouvait être "made in nazisme" dans le cadre du "Lebensborn" au service de la création d'une race aryenne, voulant ainsi faire du mythe, devenu délire, une réalité.

L'histoire a fait d'Eichmann le modèle du fonctionnaire idéal obéissant aveuglément aux ordres, et ce sans état d'âme particulier, agissant  sans haine ni passion, mécaniquement, comme le ferait un robot. Force est de constater que de  nos jours, dans nos pays, les eichmanniens  constituent plus que jamais la majorité de la population. Mais pour devenir un tel robot, il faut faire le sacrifice de sa personnalité et oublier ce qu'on est ou était. Et comme l'ont souligné les expertises des Kulcsar, cela ne va pas sans souffrance. De la même manière, les innombrables dépressions que l'on peut rencontrer de nos jours, sont, non seulement la conséquence d'un tel étouffement de la personnalité, mais un moyen de l'étouffer, pour se conformer aux exigences sociétales au premier rang desquelles on trouve l'univers professionnel. Et l'on sait que notre criminel souffrait régulièrement d'accès dépressifs se traduisant par la perte de la joie au travail.

La personnalité d'Eichmann était loin d'être simple. Malgré les informations dont nous disposons grâce aux  Kulcsar et à Arendt, ou émanant de l'officier israélien Avner Less qui l'a interrogé durant sa détention, ainsi que de quelques autres, il est difficile d'avoir une idée juste et précise de la véritable personnalité d' Eichmann. Par ailleurs, la question de son degré d'adhésion à l'idéologie nazie et à l'antisémite de Hitler n'a jamais trouvé de réponse satisfaisante. Eichmann prétendait qu'il n'était pas antisémite, et il est vrai qu'avant de participer à  la Shoah, il a organisé l'expatriation des Juifs vers la Palestine sans montrer d'animosité particulière à leur égard. Mais jusqu'à quel point a-t-il fini par faire sien, même inconsciemment, le délire de son Führer qui voyait dans les  Juifs une menace contre la race germanique et un ennemi à détruire ?

L'humanité a connu de nombreux génocides et massacres de masse, sous différents prétextes, et il a bien fallu des hommes pour les commettre. Les crimes        d'Eichmann et de ses semblables, tous assassins de masse, ne sont que l'illustration extrême de la transgression sur ordre d'une valeur morale universelle, celle de l'inviolabilité du corps et de l'esprit, ce que la psychanalyse a reconnu comme "castration anale", cette dernière instituant l'interdit de nuire à autrui. Les violences policières (mutilations, blessures, arrestations massives, etc.) contre des manifestants pacifiques auxquelles nous assistons depuis plus d'un an (fin 2018-19) relèveraient, elles aussi, de l'eichmannisme si elles s'avéraient avoir été commises sur ordre ou incitation de l'État dans le but de faire régner la terreur afin de dissuader les Français de manifester. Encore que l'assurance de l'impunité est déjà en soi une invitation au crime, et que seul le sentiment moral peut alors nous retenir.

Nous ne sommes pas égaux devant le sentiment de culpabilité, et certains culpabilisent plus facilement  et intensément que d'autres. L'esprit est capable de mobiliser des stratégies de défense, soit pour éviter un conflit entre moi et surmoi, soit pour se protéger du sentiment de culpabilité qui ne peut que naître d'un tel conflit. Selon Istvan Kulcsar, "Eichmann avait développé tout un système de fusibles destinés à prévenir l'émergence de sa sensibilité morale. La surcompensation, le cynisme, l'encapsulation ou même l'autisme étaient les instruments de ce système de sécurité. C'est ainsi qu'Eichmann décrit son attitude intérieure lorsqu'il a été témoin du meurtre d'enfants : 'Puis je me suis encapsulé intérieurement et j'ai fait le travail'. (4)"

Quand le refoulement échoue à écarter de la conscience les désirs coupables, le moi peut recourir au clivage pour éviter un conflit : les représentations culpabilisantes sont alors isolées des autres représentations conscientes et attribuées à un second moi, un "mauvais moi" qui coexiste avec le "bon moi", sans entrer en contact avec lui. Le résultat en est un dédoublement de la personnalité avec, d'un côté, un docteur Jekyll et, de l'autre, un mister Hyde. C'est sans doute ce mécanisme psychologique qui a permis aux "monstres" nazis de mener, parallèlement à leurs activités criminelles,  une vie de bons pères ou de bonnes mères de famille.

Certaines personnes ont assurément plus de talent à se mentir et à abuser leur conscience que d'autres. Ils se "trompent" eux-mêmes sur leurs motivations, le "Je" qui parle trompe ainsi le moi qui est à l'écoute. Nous avons l'exemple classique de l'abuseur d'enfants qui nous raconte qu'il n'a fait que donner du plaisir à sa victime occultant complètement les ravages psychologiques qu'il a pu causer ainsi. Est-il convaincu de ce qu'il dit ou l'espère-t-il ? En tout cas, il réécrit son histoire, comme ces pays qui veulent croire que leurs guerres coloniales étaient une mission civilisatrice. Dans les deux cas, il s'agit de retravailler son image pour la rendre acceptable, voire aimable. C'est là la fonction des rationalisations secondaires À l'époque hitlérienne, certains soignaient leur conscience en se disant qu'ils avaient épargné bien des souffrances à ceux qu'ils avaient assassinés. D'autres se plaignaient du trop d'efforts que leur demandaient tant de meurtres.

L'être humain a une tendance spontanée à voir le monde tel qu'il a envie de le voir, c'est-à-dire à prendre ses désirs pour la réalité. La clinique nous montre qu'il n'y a pas que l'inconscient qui, parce qu'il obéit aux processus primaires, ne fait pas de différence entre fantasme et réalité. Il en va de même pour le moi conscient qui, quand il est sous l'emprise du principe de plaisir, se nourrit de croyances, qu'elles soient amoureuses, religieuses, politiques ou autres. L'amour rend aveugle, la haine aussi. L'état de rêve et l'état d'autosuggestion sont très proches.

Pour mentir, encore faut-il savoir ce qu'il en est de la vérité, ce qui suppose, dans le cas qui nous intéresse, un savoir inconscient de cette vérité. Tout individu peut se mentir et être dupe de ses mensonges, mais, il lui faudra alors payer le prix de ses fautes par de multiples symptômes qui seront, pour lui, autant de punitions infligées par le surmoi. Istvan Kulcsar note ainsi à propos d'Eichmann : "Ce que nous avons appelé le 'sentiment moral'  d'Eichmann explique une grande partie de ses peurs et de ses symptômes névrotiques (5)." Peut-on alors, dans ce cas précis, parler d'un sentiment conscient d'innocence et d'un sentiment inconscient de culpabilité ? Assurément, la culpabilité peut être refoulée.  Mais était-ce le cas pour Eichmann, se pensait-il inconsciemment coupable ? Rien n'est moins évident, d'autant plus qu'on ne parle pas là de l'enfance, mais d'actes commis par un adulte. Nous sommes face à une alternative : soit Eichmann se ment à lui-même, soit c'est sa perception de la réalité qui est pervertie ? Comment peut-il avoir conscience du rôle qu'il a joué dans le judéocide et considérer ce dernier comme ayant été un crime, tout en affirmant ne pas se sentir coupable, surtout si l'on considère l'idée d'un être humain dépourvu de conscience morale comme pure fantaisie ? Hannah Arendt répond à cette question en parlant  d'une conscience morale pervertie, c'est-à-dire qui a introjecté les valeurs perverses du nazisme. "Et de même que dans les pays civilisés, écrit la philosophe, la loi suppose que la voix de la conscience dise à chacun : 'Tu ne tueras point', même si l'homme a, de temps à autre, des désirs ou des penchants meurtriers, de même la loi du pays de Hitler exigeait que la voix de la conscience dise à chacun : "tu tueras' [...] (6)."

On peut penser que parmi les millions d'Européens qui ont invoqué l'obéissance aux ordres pour justifier leurs crimes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale certains étaient de mauvaise foi, mais qu'en était-il des autres ? Quelle a été leur motivation pour obéir à des ordres criminels et immoraux ? Ces ordres ayant émané d'une autorité dont la parole avait valeur de loi, la notion de loi criminelle suppose de dépasser le relativisme en matière de légalité et de moralité, et de se référer à des valeurs universelles transcendant les normes sociales d'un État. Ceci même si telles valeurs universelles n'existent pas, bien que les traités internationaux tentent de remédier à ce manque. Mais la coutume reste que le plus fort impose ses valeurs aux vaincus.

Eichmann s'est défendu devant le tribunal qui allait le condamner à mort en disant  qu'il n'avait jamais fait que son devoir. D'autres nazis sont devenus criminels par cupidité ou peur, antisémitisme ou antibolchevisme, amours de la patrie, désir de revanche après la défaite de 1918, etc. Toutes ces motivations ne s'excluent évidemment pas. Les Mosellans et les Alsaciens ont fait la campagne de Russie dans l'armée allemande pour que leurs familles ne soient pas déportées dans un camp de concentration. Des Allemands ont préféré être gardiens de camp de concentration plutôt que d'avoir à affronter l'armée russe. En fait, la motivation à obéir à l'ordre criminel d'une autorité légale importe peu dans le modèle eichmannien : le robot humain exécute ce pour quoi il a été programmé. C'est comme un CRS qui est, un jour, nageur sauveteur et qui, le lendemain, blesse ou mutile un manifestant pacifique : il obéit à l'autorité de l'État qui est aussi son employeur, et évite de se poser des questions. De la même manière, les policiers Français ont arrêté les Juifs à Paris en 1942 pour les livrer aux Allemands, puis se sont battus contre ces derniers pour libérer cette même ville.

Rares sont ceux qui choisissent d'obéir à leur conscience plutôt qu'à leur employeur ou à une autorité de l'État. Mais en fin de compte il s'agit toujours pour le moi d'obéir. Une conscience morale peut être plus ou moins exigeante, parfois même tyrannique. Il y a toujours eu des individus qui ont préféré le suicide à la faute, d'autres deviennent lanceurs d'alerte avec les conséquences désastreuses que cela a souvent pour eux. Ensuite, comme nous l'avons vu à propos d'Eichmann, certains possèdent la faculté de neutraliser leur surmoi, ou du moins de jouer à cache-cache avec lui.

Le portrait que Hannah Arendt a tracé d'Eichmann est bien connu : c'est celui d'un criminel qui n'est ni un monstre ni un pervers, ni un nazi fanatique ou un antisémite, mais un homme ordinaire, un homme qui ne pense pas, simple rouage de la machine génocidaire hitlérienne se contentant d'exécuter mécaniquement les ordres reçus. Donc, avant tout quelqu'un qui aurait abandonné la faculté de penser, penser étant, pour la philosophe, le trait distinctif qui fait de l'être humain  une personne.

Mais que veut dire "ne pas penser" pour Arendt alors qu'elle reconnaît qu'Eichmann était pourvu d'intelligence, ou du moins qu'il n'était pas stupide ? Disons, pour résumer, qu'il ne pensait pas à ce qu'il faisait quand il organisait la déportation des Juifs vers la mort et qu'il n'avait pas conscience de la portée de ses actes, ne leur conférait aucune dimension éthique. Mais est-ce que, pour autant, l'obéissance était pour lui une fin en soi ?

Des individus qui commettent des actes sans avoir conscience du mal qu'ils font à ceux qui les subissent est banal, et cela n'exclut pas qu'ils puissent trouver une jouissance inconsciente dans le mal qu'ils font. Mais pas forcément, dans la mesure où ces actes peuvent satisfaire des intentions inconscientes très différentes de la quête d'une satisfaction pulsionnelle. Nous avons aussi l'exemple d'actes transgressifs qui ne sont pas appréhendés comme tels au moment de leur exécution, mais qui peuvent prendre leur sens de faute morale quelques années plus tard, au cours d'une démarche thérapeutique par exemple, quand le sujet prend conscience qu'il a mal agi à une époque passée et éprouve alors des remords. C'est qu'il a pris conscience des désirs interdits qu'il a satisfaits ce jour-là.

On ne peut donc pas exclure l'hypothèse qu'Eichmann ait éprouvé une certaine jouissance, peut-être inconsciente, quand il envoyait des millions de personnes à la mort. Le contraire serait d'ailleurs étonnant. Ne s'est-il pas vanté aux derniers jours de la guerre en disant à ses hommes :"Je sauterai dans ma tombe en riant, car c'est une satisfaction extraordinaire pour moi que d'avoir sur la conscience la mort de cinq millions de Juifs (7)." On peut, comme Arendt, se contenter de voir une simple "rodomontade" dans ces propos et trouver que le chiffre de 5 millions est largement exagéré, mais cette parole n'en est pas pour autant forcément vide de sens. Manifestement, ce criminel de masse voit comme un grand homme ayant accompli une grande tâche dont il est fier. Mais sa jouissance n'est pas que narcissique : pour faire ce qu'il a fait, il devait être habité par un fort désir de mort, et dans sa fanfaronnade il parle bien de meurtres qu'il a sur sa conscience. Il y avait chez les SS une véritable idéalisation de la mort comme dans d'autres troupes d'élite. Ils étaient pleinement dans l'état d'esprit de "Viva la muerte", le cri de ralliement de la légion espagnole à l'époque de la guerre d'Espagne. Mais Eichmann, lui, ne supportait pas la vue du sang et de la mort, ça le rendait même malade. Il se disait ne pas être assez "dur" pour supporter toutes ces atrocités. Ce en quoi il avait raison, mais il regrettait de ne pas être l'homme "fort" qu'imposait  l'idéal SS : un homme à la mesure de Hitler, prêt à commettre toutes les atrocités à la demande de son Führer.

Malgré ses vantardises, ce n'était pas dans la mentalité d'Eichmann de mesurer sa puissance au nombre de ses victimes, d'ailleurs il est très probable qu'il n'ait jamais tué personne, sauf lui-même : d'abord psychologiquement, puis en réussissant à se faire pendre. Hannah Arendt nous rapporte que pendant son entraînement militaire, de 1933 à 34, "il ne se distingua qu'en un seul domaine : les exercices punitifs qu'il exécutait avec agressivité et obstination, dans le style 'si ma main gèle, ce sera bien fait pour mon père : que ne m'a-t-il acheté des gants' (8)." On est plutôt là dans le registre d'un masochiste qui mesure sa valeur à la souffrance qu'il s'inflige et supporte, avec la haine du père en toile de fond.

L'idée d'une conscience (morale) qui serait inconsciente ne peut que choquer les philosophes.  Parler de surmoi inconscient, ou partiellement inconscient, est déjà  plus acceptable. Sur ce point, la clinique nous montre que quand un individu transgresse ses valeurs sans en avoir conscience, son surmoi l'en informe en lui envoyant un signal fort sous la forme d'un sentiment de culpabilité, ou de quelque autre souffrance, l'incitant ainsi à abandonner son comportement "fautif". Je ne citerai que l'exemple de cet étudiant en physiologie, passionné par ses  études, qui était assailli d'intenses céphalées chaque fois qu'il entrait dans la salle de travaux pratiques de son laboratoire. Il mit un certain temps à prendre conscience qu'il souffrait des vivisections qu'il était obligé de pratiquer. Jusque-là, il ne s'était jamais posé la moindre question sur des expériences qui lui étaient imposées dans le cadre de ses études, il les faisait machinalement, préoccupé par la seule réussite de son travail. Quand il prit conscience que les vivisections qu'il pratiquait ainsi, prenaient pour lui le sens inconscient de tortures infligées aux animaux, il arrêta ses études et fut, par là même, débarrassé de ses céphalées. D'où la question, quand Eichmann faisait son devoir, aucune conscience morale, même inconsciente, ne l'a-t-elle rappelé à ses valeurs ou a-t-il été sourd à ses injonctions ? Ou, plus simplement, sa conscience était-elle en accord avec la tâche qui lui avait été assignée dans le judéocide ? Or nous savons qu'il a réagi par un bref épisode dépressif à l'annonce de la décision d'exterminer les Juifs, alors que son projet était de les faire émigrer pour réaliser l'idéal d'une Allemagne "judenrein". "Rein" signifie littéralement "pur", "propre". Une "Reinigung", c'est un "nettoyage", de là à assimiler les Juifs à des bacilles menaçant la pureté de la race aryenne, et dont il fallait se protéger, le pas a été vite franchi. Il fallait déjà avoir envie de se mettre au service d'un tel projet, ou s'imaginer ne pas avoir d'autre choix.

À l'instar de notre étudiant, toute personne amenée à transgresser ses valeurs, que ce soit par vice ou sur ordre, devrait normalement en être avertie par son surmoi et ramenée dans le droit chemin par un châtiment moral adapté. C'est là la fonction du sentiment de culpabilité, ce qui a manqué à Eichmann comme à ses semblables. Mais comme l'a souligné Kulcsar, l'esprit peut avoir recours à des mécanismes de neutralisation de la conscience morale qui ont pour effet de dissocier la pensée des actes, lesquels se trouvent alors exclus de tout jugement moral. L'autre version  est celle de Cesarani (9) qui rejette l'idée qu'Eichmann n'a été qu'un simple rouage d'une machine administrative à laquelle il n'a fait qu'obéir, pour en faire un nazi convaincu. Le reproche que l'on fait habituellement à Arendt est d'avoir pris pour argent comptant les arguments de la défense dans un procès où l'accusé tentait d'échapper à la peine de mort. Quant à Cesarani, on peut lui reprocher d'avoir identifié Eichmann à Hitler, l'exécutant au concepteur. Mais cette assimilation correspond aussi à une certaine réalité qui est l'identification hystérique de beaucoup d'Allemands aux fantasmes de leur Führer. Cesarani écrit : "En fin de compte, Eichmann était un idéaliste. Il souhaitait contribuer à la restauration de l’Allemagne et créer une communauté raciale nationale saine, une Volksgemeinschaft [...] Dès lors que l’Allemagne entra en guerre, les Juifs constituèrent une menace non plus seulement pour la pureté de la nation, mais pour sa survie dans une lutte généralisée. Il devint nécessaire de mener contre eux une guerre sans merci et de n’en épargner aucun. Ayant été un expert en matière d’émigration, Eichmann devint un soldat de la guerre contre les Juifs. Sa méthode guerrière consista en un génocide et il devint ainsi un génocidaire (10)."

Avec les informations dont nous disposons, nous pouvons dire qu'Eichmann était entré dans la folie de Hitler plus par opportunisme que par conviction, avant d'être converti comme un caméléon : repenser le monde n'était pas à sa portée. Hitler lui a fourni l'identité avec l'uniforme, et lui a fait sien le désir de son maître.

Suffirait-il d'être "sincèrement" convaincu que les crimes que l'on commet sont faits au nom du bien pour avoir le feu vert de sa conscience morale ? On pourrait le croire. L'histoire du SS Eichmann menant la guerre contre un supposé ennemi intérieur n'est pas sans nous évoquer celle de Torquemada qui déclarait, au pied des bûchers sur lesquels étaient suppliciés les hérétiques, qu'en brûlant leur corps, il sauvait leur âme. Pour Alain Tallon, professeur d’histoire politique et religieuse, " Le mythe littéraire qui entoure Tomas de Torquemada ne correspond en rien à la réalité historique [...]. Nous sommes en pleine inquisition espagnole et Torquemada n’est ni plus ni moins qu’un fonctionnaire."  De son côté Joseph Pérez, historien et auteur de "Brève histoire de l'Inquisition en Espagne",  affirme que Torquemada n'était pas «plus monstre, plus fanatique, plus sadique qu’un autre inquisiteur de l’époque. (11)"

Qu'Eichmann ait pu mettre en avant l'obéissance comme devoir pour masquer les bénéfices narcissiques et matériels qu'il trouvait dans l'accomplissement de ce devoir, n'est pas le problème. Pas plus que le fait que cette propension à la soumission ait été là comme une formation réactionnelle contre le rejet de l'autorité paternelle qu'il a montré dans son jeune âge. D'autre part l'humanité n'a pas attendu les Nazis pour commettre génocides et massacres de masse, même si le côté industriel et froidement bureaucratique de ces crimes les rend particulièrement insupportables. Tuer au nom du Führer ou du Pape, ou  pour quelque autre raison, quelle est la différence ? La seule chose qui semble importante face à la conscience morale est  la nécessité d'être en accord avec elle. Ainsi tuer pour punir ou défendre sa vie est généralement admis. Ce qui explique peut-être que tant de vies aient pu être anéanties dans des bombardements aériens  détruisant  des villes entières et tuant des milliers de victimes civiles innocentes. Il y a donc indéniablement des cas où il est possible de tuer sans que cela irrite notre conscience morale.

Pour éviter la souffrance morale il faut éviter d'être en conflit avec ses propres convictions, ou celles que l'on a fait siennes comme Eichmann en faisant le choix d'adhérer au parti nazi et d'entrer dans les SS. Mais être en accord avec soi, ne pas être freiné dans son action par des scrupules moraux, ne signifie pas qu'un comportement est moral. C'est là qu'une distinction entre morale et éthique peut être utile, la morale étant l'ensemble des règles définissant ce qui est considéré comme bien ou mal dans une culture donnée, et l'éthique, le principe qui détermine l'action d'une personne, c'est-à-dire son désir en tant qu'il fait loi pour elle. L'éthique professionnelle est une bonne illustration de cette différence.

On comprend dès lors que l'homme de la morale ordinaire ne puisse coexister avec celui de l'éthique professionnelle que grâce à une division, non seulement de moi, mais aussi du surmoi. S'il n'y avait pas de division et de dédoublement du surmoi et du moi, ce dernier serait soumis à des exigences inconciliables qui le mèneraient à la folie ou au suicide. C'est cette multiplicité de la conscience morale qui a permis aux criminels nazis d'être à la fois de bons pères de famille et des "monstres", sans ressentir le moindre sentiment de culpabilité.

Être un personnage à plusieurs facettes nécessite ainsi une pluralité de divisions du moi et du surmoi. Ces multiples identités sont habituellement portées par un "Je"  maintenant une unité face à la multiplicité des images du moi. Il n'est pas impossible que le sujet puisse se cliver à son tour et s'identifier à ses différents moi, cela va nous donner la dissociation schizophrénique.Quand des actes criminels ne sont punis, ni par la société, ni par le surmoi, et que, par ailleurs, leurs auteurs en retirent des bénéfices objectifs, quelle force pourrait venir les inhiber ? La compassion peut-être ?  Mais ce n'est pas là un comportement naturel dans l'espèce humaine, mais une attitude morale basée sur l'identification et placée sous le contrôle du surmoi. Pour s'en convaincre, il suffit de penser au malaise moral qui peut nous saisir quand nous refusons de venir en aide à quelqu'un qui est dans le besoin, un mendiant par exemple. Tout chrétien connaît l'histoire de Saint Martin partageant sa cape avec un nécessiteux, allégorie qui a illustré pour de nombreuses générations l'idéal de charité. Il en va de même pour l'impératif divin : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même." Ces valeurs morales s'imposent à toute personne élevée dans la culture chrétienne, qu'il soit croyant ou non. La compassion n'est donc pas autre chose qu'une émotion et un comportement déterminés par la morale, mais elle peut être aussi une formation réactionnelle contre une cruauté refoulée.

L'autre enseignement que l'on peut tirer de la relativité des conduites morales est que les valeurs auxquelles se réfère notre conscience relèvent d'abord d'une transmission  à l'intérieur des familles, des groupes d'appartenance, des sociétés et des cultures. Ce n'est que secondairement que l'on peut évaluer les  valeurs ainsi acquises à l'aune de l'impératif  kantien : "Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ". S'interroger  sur la moralité de son action suppose la mise entre parenthèses de sa subjectivité et la suspension de la question du désir au profit de la raison. Le formalisme kantien nous conduit alors inévitablement à son impasse, impasse que l'on peut formuler comme suit pour le mensonge : ne serait-ce pas criminel de ne pas mentir si ce mensonge permettait de préserver des vies ?  Nous savons que pour Kant le mensonge n'était pas moral car mentir ne pouvait pas être érigé en valeur universelle puisque si tout le monde mentait la vérité perdrait toute valeur. Il en va autrement d'un point de vue psychologique : notre conscience saura se montrer indulgente avec nous, si nous mentons pour la bonne cause, ou du moins pour ce que nous croyons être la bonne cause. La morale de Kant n'inclut pas une hiérarchie des priorités, elle suppose une personne libérée, autant des valeurs morales héritées que de celles imposées par l'évolution des moeurs, au profit d'un colloque singulier entre le moi et la raison. Il s'agit là d'une morale purement abstraite, indifférente aux conséquences des actes.

Dans la vraie vie, la conscience morale veille à ce que le moi agisse conformément  aux valeurs qu'il a fait siennes et non conformément à des principes universels. Kulcsar nous a dit que le sens moral d'Eichmann pouvait être divisé en trois couches : une fine couche superficielle acquise par la famille, une couche d'influence nazie selon la devise : "La faiblesse est un crime" et une moralité disant que "Tuer est un danger pour l'âme" (12). L'inévitable conflit qui aurait dû naître d'exigences morales opposées a été évité par des mécanismes de défense efficaces.

Nous savons que si l'Allemagne de Hitler n'avait pas été vaincue, Eichmann n'aurait jamais été accusé de crimes contre l'humanité, ni jugé, ni pendu. Il a été quelqu'un dont on peut dire qu'il a réussi à bien s'adapter à la société de son époque, ce qui devrait faire réfléchir tous ceux qui font de l'adaptation sociale un critère de santé mentale ou d'intelligence. On oublie un peu vite tous ces Allemands, "inadaptés" qui ont été assassinés par les nazis ou qui ont disparu dans les camps de concentration, ainsi que ceux qui ont résisté et qui ont été considérés comme des traîtres à la fin des hostilités dans un pays supposé avoir été dénazifié.  Puis il y a tous ceux qui, sans s'être rendus coupables de crimes, ont leur part de responsabilité dans ce qui a été. Certains continuent à se quereller autour de la personne de Walter Hallstein, premier président de la Commission de la Communauté économique européenne,  l'un des Pères fondateurs de l'Union européenne, et se demandent encore s'il a été  ou non un sympathisant nazi ou simplement membre d'une association de juristes nazis.

Il est certain que ce sont les circonstances historiques qui ont fait d'Eichmann ce qu'il est devenu, et que sans Hitler et ses complices il n'aurait jamais été le criminel que nous connaissons aujourd'hui. Il en va de même pour ces millions d'Européens qui ont suivi un chemin identique pendant la Seconde Guerre mondiale. Si l'on ne peut pas minimiser les lâchetés auxquelles peut pousser le désir de survivre, ni les bénéfices secondaires obtenus à servir le pouvoir dans ses exigences les plus folles, on ne peut pas non plus faire l'impasse sur le devoir et l'excuse d'obéissance à l'autorité de l'État, invoquée par ces mêmes criminels, en tout cas ceux des pays vaincus puisque les vainqueurs n'ont eu de comptes à rendre qu'à eux-mêmes.

Eichmann a déclaré devant ses juges "qu'il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant [...] mais qu'à partir du moment où il avait été chargé de mettre en oeuvre la Solution finale, il avait cessé de vivre selon les principes de Kant; qu'il l'avait reconnu à l'époque; et qu'il s'était consolé en pensant qu'il n'était plus 'maître de ses actes', qu'il ne pouvait 'rien changer' (13)." Dans un État où la volonté du Führer faisait  loi, Eichmann s'est trouvé pris dans un conflit entre deux impératifs catégoriques inconciliables: celui de l'interdiction de tuer et celui de l'obéissance à la loi, une loi réduite en l'occurrence à la seule volonté de Hitler. Il a dû troquer la morale héritée de ses parents contre la morale nazie, mais comme le note avec perspicacité Arendt : "[...] Il n'avait pas simplement écarté la formule kantienne, il l'avait déformée. De sorte qu'elle disait maintenant : 'Agissez comme si le principe de vos actes était le même que celui des législateurs ou des lois du pays'."Eichmann a ainsi fait de Hitler son dieu, et  lui a confié les clefs de sa conscience dans un abandon quasi absolu. Dans un état mental qui évoque l'hypnose, il s'est fait le pantin de celui qui avait fait la promesse de sauver l'Allemagne.

Avec l'arrivée de Hitler au pouvoir, l'Allemagne a cessé d'être une société structurée pour devenir une masse d'individus regroupés en une foule organisée militairement, avec un leader à sa tête, ce sur le modèle de "la horde primitive". L'identification au leader, donc à une figure paternelle,  a pour effet l'introjection des demandes de celui-ci. Elles deviennent alors pour le moi autant de désirs à satisfaire. La régression psychique qui est à l'oeuvre transforme ainsi l'adulte en un enfant faisant, de l'obligation d'obéir,  son désir. Arendt ne dit pas autre chose quand elle écrit : "... la déformation inconsciente qu'Eichmann avait fait subir à la pensée de Kant correspondait à une adaptation de Kant 'à l'usage domestique du petit homme' , comme disait l'accusé. Cette adaptation faite, restait-il quelque chose de Kant ? Oui : l'idée que l'homme doit faire plus qu'obéir à la loi, qu'il doit aller au-delà des impératifs de l'obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, à la source de toute loi (14)."

Ce n'est pas de participer à l'extermination des Juifs qu'Eichmann s'est senti coupable, mais d'avoir fait des exceptions et sauvé des vies, ce dont il s'est confessé auprès de ses supérieurs hiérarchiques. "[...] Dans un certain sens, écrit Arendt, Eichmann suivait effectivement les préceptes de Kant : la loi, c'était la loi; on ne pouvait faire d'exceptions. Et pourtant à Jérusalem, Eichmann avoua qu'il avait fait deux exceptions à l'époque où chacun des 'quatre-vingts millions d'Allemands' avait 'son Juif honnête'. Il avait rendu service à un cousin demi-juif, puis, sur l'intervention de son oncle, à un couple juif. Ces exceptions, aujourd'hui encore, l'embarrassaient. Questionné, lors du contre-interrogatoire, sur ces incidents, Eichmann s'en repentit nettement. Il avait d'ailleurs 'confessé sa faute'  à ses supérieurs. C'est qu'à l'égard de ses devoirs meurtriers, Eichmann conservait une attitude sans compromis [...] (15)."

Particulièrement nombreux ont été les Allemands qui ont éprouvé pour Adolf Hitler une exaltation ressemblant à une véritable admiration amoureuse, proche de l'adoration. Jusqu'à l'entrée en  guerre, et les défaites qui ont suivi, il était celui qui avait redonné au peuple travail, dignité et espoir, et à l'Allemagne sa grandeur (16). L'amour, comme la haine, rend aveugle. La fascination que Hitler exerçait sur les femmes pouvait aller  jusqu'à transformer certaines d'entre-elles en criminelles : le meurtre comme preuve d'amour donnée au Führer. "Les furies d’Hitler n’étaient pas des sociopathes marginales, écrit Wendy Lower à propos des milliers de femmes, institutrices, secrétaires, infirmières ou gardiennes de camps qui ont participé à la Shoah dans les territoires de l’Est. Elles étaient convaincues que la violence de leurs actes trouvait sa justification dans le châtiment vengeur des ennemis du Reich. De leur point de vue, ces actes n’étaient que l’expression de leur loyauté."(17) L'auteure écrit encore : "La totalité de la population féminine allemande (près de 40 millions en 1939) ne peut être qualifiée de victime. Un tiers, soit 13 millions de femmes, s’est engagé activement dans une organisation liée au parti nazi, et le nombre d’adhérentes au parti a augmenté régulièrement jusqu’à la fin de la guerre."

L'Allemagne nazie n'était pas fondée sur un  contrat social, mais sur un engagement mystique et, après l'élimination de l'opposition politique, elle avait tout d'une secte. "En 1925, Goebbels avait publié son premier manuel de propagande : Le Petit ABC du national-socialiste dans lequel il exposait ses idées. Son message relevait du dogme : «'Le moteur d’un mouvement idéologique n’est pas une question de compréhension mais de foi (…) Pour son sermon sur la montagne, le Christ n’a donné aucune preuve. Il s’est contenté d’émettre des affirmations. Il n’est pas nécessaire de prouver ce qui est une évidence.' Dans son journal  Goebbels insistait souvent sur ce ressort : 'Il faut que le national-socialisme devienne un jour la religion d’Etat des Allemands.' (18). " Le contrôle mental exercé par la propagande nazie sur la population a privé les Allemands de leur libre-arbitre. Les médias modernes utilisent les mêmes techniques pour manipuler les élections ou le comportement des consommateurs.

On peut comparer ce qui s'est passé dans les années trente en Allemagne à la conversion de tout un peuple à une nouvelle religion, conversion impliquant  un remodelage des valeurs morales et de l'idéal du moi. Un "bon" Allemand était nazi, pensait et se comportait comme tel. L'introjection de ces nouvelles valeurs explique qu'Eichmann se soit senti coupable d'avoir sauvé des vies pour la seule raison qu'elles étaient juives. Cet envoûtement collectif a cessé après les premiers échecs militaires, mais pas pour tous, et surtout pas pour Eichmann.

L'eichmannisme, ce n'est donc pas commettre des crimes à la demande par peur ou par intérêt, mais par devoir, ceci dans le cas où la référence à la morale civique ne serait pas qu'un alibi. Bien que n'ayant pas le statut de militaire, mais plutôt celui de policier dans une organisation paramilitaire, Eichmann était soumis, comme tout fonctionnaire,  à une obligation d'obéissance, obéissance renforcée dans un pays en guerre et organisé selon le "Führerprinzip". En ce sens, on ne peut pas lui reprocher d'avoir été un inadapté social, même si cette adaptation avait quelque chose de forcé, d'artificiel. Selon Istvan Kulcsar, enfant,  Eichmann "avait été désordonné et négligent, bien que son père ait insisté sur la nécessité de l'ordre. Il avait été réticent à apprendre, bien que son père attachait une grande importance à une bonne éducation scolaire. Il a séché l'école et  traîné partout. Il n'a pas rendu visite à sa mère sur son lit de mort. Son père conservateur désapprouvait qu'il rejoigne le parti nazi. Il n'était en aucun cas le garçon-modèle pour lequel il aimait se faire passer pendant le procès (19). " On peut penser que l'accusé essayait de tromper le tribunal en présentant de lui une image positive, ce qui est de bonne guerre dans une stratégie de défense devant un tribunal. Mais cette image positive, c'est aussi celle qu'il a de lui-même. Il se présente au tribunal tel qu'il se voit, tel qu'il s'imagine. Et s'il trompe quelqu'un, c'est d'abord lui-même. L'amour de soi, le narcissisme donc, rend aveugle aussi. S'il n'avait pas été un enfant, il est devenu un fonctionnaire-modèle. Les psychologues qualifient pareille inversion "formation réactionnelle, une défense habituelle dans la névrose obsessionnelle. C'est elle qui transforme, par exemple, la cruauté refoulée en excès de compassion.

Si Eichmann, et tant d'autres, n'ont pas eu mauvaise conscience des crimes qu'ils commettaient, c'est que pour eux l'obéissance à l'autorité de l'État associée à la  défense de la patrie contre un ennemi réel ou imaginaire était une valeur morale supérieure à l'interdit de tuer. Mais ce n'est pas la seule raison, ni la première. L'élément moteur de l'obéissance collective à la figure incarnant l'autorité est le lien transférentiel unissant symboliquement chaque membre de la société à cette figure incarnant le Père idéal. L'homme est toujours à la recherche d'un dieu, Autre infaillible et tout-puissant, pour le protéger de la vie. Hitler a incarné cet espoir d'un sauveur. Ceux qui souffrent d'athéisme trouvent leur dieu sur terre. Certains obéissent au dieu des religions dans leur vie intime et à l'autorité terrestre dans leur vie sociale. Et quand il y a conflit entre des exigences contradictoires, ils refoulent ou se clivent, parfois les deux. Les limitations intellectuelles et imaginatives relevées par Arendt chez Eichmann n'étaient rien d'autre que des inhibitions de la pensée et de l'imagination destinées à le protéger de la souffrance qu'aurait causée un conflit conscient.

Qu'il y ait une hiérarchie des valeurs morales ne veut donc pas dire qu'il ne puisse pas y avoir de conflit entre elles, conflit contre lequel le moi peut mobiliser des mécanismes de défense plus ou moins efficaces selon les personnes : refoulement, clivage, déni, projection, etc. Eichmann, quant à lui et comme beaucoup d'autres, a évité ce genre de conflit par la négation de sa subjectivité, il a déshumanisé une partie de son être en devenant ce qui était attendu de lui, un instrument dépourvu de sensibilité avec pourtant un bref malaise quand il prend connaissance de la solution finale. Il s'est adapté à son nouveau monde en adoptant un faux-self conforme à l'idéal nazi et une vision du monde capable d'apaiser ses angoisses et de lui éviter la culpabilité. Puis, progressivement, la personnalité d'emprunt a dévoré la vraie, ou en tout cas celle conforme à ses aspirations profondes,  et il est devenu celui que nous connaissons aujourd'hui.

On peut se demander jusqu'à quel point Eichmann croyait à son discours sur l'inexistence de la mort, avait-il conscience qu'en niant la mort il niait la vie ? "Le monde subjectif dans lequel vivait Eichmann était inhumain, nous dit Kulcsar, - au mieux orienté biologiquement - et essentiellement mécaniste. 'Il n'y a pas de mort, dit-il (Eichmann), seulement la vie. Quand je mettrai fin à ma forme d'existence en tant qu'être humain, je continuerai à vivre (weiterleben) sous diverses formes organiques et inorganiques. L'âme est un système de relais, couplé à un champ électromagnétique. Le centre est quelque part dans le cerveau... L'ordre du monde est immuable. Regardez ce cendrier. Il contient un système d'atomes et d'électrons. Je peux le briser, mais l'ordre reste inchangé.' (20)." Cette théorie est une  rationalisation morbide niant l'essence de la vie en la réduisant à la matière. Les atomes ne vivent pas, pas plus que les particules subatomiques, ils et elles sont, même si cet être se révèle comme se réduisant à de l'énergie dans un univers probabiliste. En tout cas, la philosophie dévitalisée et déshumanisée d'Eichmann n'est pas sans rappeler certains propos des héros de Sade qui les a lui-même empruntés aux philosophes matérialistes du Siècle des Lumières (21). Si une telle conception du monde est efficace à calmer le sentiment de culpabilité de ce criminel, c'est qu'il y adhère pleinement, qu'il l'a faite sienne. Comme  beaucoup, il croit ce qui l'arrange, ce qui lui évite de se voir en monstre, mais aussi de se protéger de l'angoisse de mort, car c'est un anxieux. Se dire que la mort n'existe pas, qu'elle n'est qu'un changement d'état dans un continuum de métamorphoses, doit amener un certain réconfort à celui qui sait qu'il va être pendu à l'issue d'un procès qui ne sert qu'à entériner une culpabilité préétablie. D'autres "effaceurs" de culpabilité sont concevables, comme, par exemple, se dire que personne n'a le pouvoir de tuer et qu'un meurtre n'est jamais qu'une accélération du temps pour une victime qui va ainsi arriver plus vite à la destination finale de toute vie. Il s'agit là évidemment de raisonnements paralogiques qui, comme la pensée magique et l'intellectualisation, servent à la déculpabilisation, et dont l'efficacité peut varier fortement d'un individu à l'autre.

Si l'on voit tout l'intérêt de ces rationalisations morbides pour celui qui en fait usage, le mécanisme psychologique de l'adhésion aux croyances reste, lui, bien mystérieux. La clinique nous montre simplement que l'adhésion du névrosé à ses fantasmes n'est pas moindre que celle du psychotique à ses délires. Il suffit de les mettre en doute pour prendre conscience de la résistance qui s'oppose à toute remise en cause, et cela pas uniquement pour les croyances religieuses ou politiques. Rien d'étonnant puisque ces croyances assurent un équilibre psychologique à quelqu'un qui en a besoin et fonctionnent comme un bouchon narcissique : y toucher, relègue alors celui qui ose au rang de persécuteur. Donc ces croyances protègent. Pour les croyances religieuses il s'agit souvent de faire barrage à l'angoisse d'abandon. Quant à Eichmann ses croyances le protègent de la culpabilité, encore que cette défense n'est pas infaillible comme le prouvent un sentiment permanent d'angoisse et des accès dépressifs.

Trahir sa conscience morale sur ordre ou par nécessité, voire pas intérêt, n'a rien d'extraordinaire, ni aujourd'hui, ni hier. "Tout homme a son prix pour lequel il se livre", dit Kant dans une citation que l'on dit reprise à Robert Walpole (22) ! Par contre, celui qui a été perverti, un des destins possibles pour la victime du pervers, ne va pas que trahir son idéal, il l'abandonne au profit de la morale perverse de son séducteur dans laquelle il va désormais chercher satisfaction. L'observation au quotidien nous montre que celui qui a quelques scrupules à réaliser une "mauvaise action" à la demande d'une autorité, un employeur par exemple, peut se trouver, comme par magie, délivré de sa mauvaise conscience quand son action répréhensible se voit récompensée par de l'argent, une promotion ou toute autre gratification. C'est comme si le "mal" fait était remplacé par le "bien" reçu. Cela nous confirme que le sentiment de culpabilité est d'abord le résultat d'une action, ou d'une pensée, d'un sentiment, etc. causant une blessure narcissique qui donne au sujet  une mauvaise image de lui-même. Récompenser le mal fait (ce que le moi considère comme étant "mal") vient "redorer le blason" du "méchant", restaurer le capital narcissique perdu. Tout se passe comme si la conscience, dans son rôle de juge, disait au moi : "Ce que tu as fait n'est pas mal puisque tu as été récompensé pour ton action". Cela explique la chasse aux médailles et autres distinctions exprimant la reconnaissance sociale, mais aussi la fonction thérapeutique des "réparations" obtenues en justice.

En 1929, Freud écrivait : "tant que le sort sourit à l'homme, elle (la conscience morale) demeure indulgente et passe au Moi bien des choses" (23). Il explique cela en avançant que "le sort est considéré comme un substitut de l'instance parentale" et que "si le malheur nous frappe, cela signifie qu'on a cessé d'être aimé par cette autorité toute-puissante (24)". 

C'est ainsi qu'un crime peut, en passant dans le champ social, devenir un acte de bravoure, puis redevenir un crime quand le pouvoir change de mains. Nous sommes là au coeur de l'aliénation sociale, et la difficulté pour chacun est de garder son propre jugement, ce qui est particulièrement délicat pour celui qui est partagé entre des exigences morales contradictoires et qui, quoi qu'il fasse, ou ne fasse pas, est toujours coupable au regard de sa conscience. Le danger est alors de s'en remettre à une tierce personne, un directeur de conscience par exemple, ou quelque autre Führer. On se souvient que Goering disait de Hitler qu'il était sa conscience morale.

Chaque homme aurait donc son prix, sauf ceux qui, piégés par leur névrose, ne peuvent pas sortir du "droit chemin". Eux vont consulter le psychanalyste. Mais parfois le curé peut aussi se montrer diablement efficace. Un jeune homme, qui avait des difficultés à s'adapter aux innombrables compromissions qu'exige le monde moderne, m'a raconté  que dans son adolescence il souffrait beaucoup de s'adonner au "péché de la chair", et s'en confessait régulièrement.  À l'occasion d'une absence de son confesseur habituel, il avait eu l'occasion de rencontrer un prêtre qui ne s'était pas contenté de l'écouter en silence pour lui donner ensuite l'absolution, mais lui avait dit : "Si tu as pu pécher c'est que dieu te l'a permis." À partir de là il fut délivré de son sentiment de culpabilité, tout au moins pour ce qui en était de la sexualité. Le statut de représentant de dieu sur terre du confesseur n'était, certes, pas indifférent à ce changement, mais encore fallait-il avoir la foi Le transfert aidant, le jeune homme s'était mis à voir sous un regard plus permissif ses "péchés de la chair", et a fini par nier l'existence d'un dieu si étrangement humain.

Le sentiment de culpabilité évolue donc en fonction du sens que le moi donne à l'acte qui interpelle sa conscience. Dans cet autre exemple, il s'agit d'un homme d'âge mûr qui s'accusait d'être un délateur parce que, entendant des cris pouvant laisser supposer des violences, il avait fait le 17 pour appeler police-secours. Il se répétait que s'il n'avait pas agi ainsi, il s'en serait fait le reproche de la même manière qu'il se reprochait maintenant de l'avoir fait. En parler va lui permettre de donner un autre sens à son acte en se souvenant que ce qui avait déclenché son intervention était d'avoir entendu une femme appeler au secours. De là, il réinterprète l'appel donné à la police comme étant, non plus une dénonciation, mais une aide apportée à quelqu'un en danger. Il apprendra plus tard que les hurlements qu'il avait entendus étaient ceux d'une femme subissant des violences conjugales auxquelles l'intervention de la police avait mis un terme. Grâce à lui le pire a peut-être été évité,  mais cela ne l'empêchait de se répéter : "J'aurais quand même préféré ne pas avoir eu  à le faire" (téléphoner à la police, évidemment).

C'est aussi en fonction de ce que le vécu présent réveille du passé que se détermine le sentiment de culpabilité. Il semblerait que les crimes commis par les nazis, ainsi que les souffrances de leurs victimes, n'aient rien réveillé de leur histoire personnelle aux bourreaux ? Cela confirmerait la thèse du robot eichmannien : être purement rationnel, totalement inaffectif et anhistorique, sans pensée personnelle. Mais comment pareille insensibilité est-elle possible ? Ces crimes de masse, des humains envoyés par millions dans des abattoirs, ont quelque chose d'inimaginable par leur monstruosité. Ils n'avaient pas leurs pareils dans l'histoire collective récente de l'Occident chrétien et ne pouvaient donc pas prendre sens par rapport à des événements passés. Peut-on se sentir coupable d'actes inimaginables et impensables, surtout quand on a perdu tout repère moral traditionnel.

À cela s'ajoute le fait que les victimes n'étaient plus considérées comme  appartenant à l'humanité, ou en tout cas pas à la même humanité que leurs bourreaux. Mais, quant à dire ce qui, dans cette vision déshumanisante, relevait d'un mécanisme de défense ou était un effet de la propagande raciste, cela ne semble guère possible. On peut simplement noter que les quelques Juifs, épargnés occasionnellement par les nazis, étaient des personnes proches d'eux, ou en tout cas des individus qu'ils connaissaient personnellement, ce qui ne leur permettait pas de les désinvestir complètement ou de les diaboliser à outrance. Ceci étant dit, quand on voit l'actualité mondiale, on est bien obligés de constater que partout les plus forts asservissent et exploitent les plus faibles, ou tout simplement les éliminent quand cela leur paraît être la meilleure des solutions. Rien de nouveau là-dedans : le contrat social est remplacé par une association de malfaiteurs à la taille d'une société, et la morale semble être la préoccupation des seuls faibles : les pauvres prient pendant que les nantis jouissent.

 

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1) Istvan S. Kulcsar, "Ich habe immer Angst gehabt", article de Istvan S. Kulcsar dans "Der Spiegel" n° 47/1966.

 https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46415162.html

2) Ibid.

3) Son serment liait le soldat à la personne d'Adolf Hitler et non à la nation ou à la patrie. Il était un engagement solennel à une obéissance aveugle et au sacrifice de sa vie et disait. "Je prête devant Dieu ce serment sacré que j’obéirai de manière inconditionnelle au Führer du Reich allemand et du peuple, Adolf Hitler, le commandant suprême de la Wehrmacht et que je suis prêt en tant que soldat valeureux à engager ma vie pour ce serment."

Le serment prêté par les SS était encore plus personnalisé. Il disait : "Je te jure, Adolf Hitler, Führer et Chancelier du Reich, fidélité et vaillance. Je te promets solennellement, ainsi qu’à ceux que tu m’as donnés pour chefs, obéissance jusqu’à la mort, avec l’aide de Dieu."  La devise des SS était :" Meine Ehre heißt Treue", ce qui se traduit par "Mon honneur s'appelle fidélité". 

4) Istvan S. Kulcsar, ibid.

5) Ibid. "Was wir Eichmanns "moralisches-Empfinden" genannt haben, erklärt einen großen Teil seiner Ängste und seiner neurotischen Symptome."

6) Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), Gallimard, Folio 2002, p.278.

7) Ibid. p.113.

8) Ibid. p.95.

9) David Cesarani, Adolf Eichmann, traduit de l’anglais par Olivier Ruchet, Paris, Tallandier, 2010.

10) David Cesarani,  Revue d’Histoire de la Shoah 2015/2 (N° 203), pages 301 à 326.

https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2015-2-page-301.htm

11) https://www.20minutes.fr/magazine/templiers-mag/2419847-20161205-tomas-de-torquemada-une-figure-d-horreur-dans-la-culture-populaire

12) "Es ergab sich, daß sich Eichmanns "Moralempfinden"  in drei Schichten einteilen ließ :

 -eine dünne oberflächliche Schicht, anerzogen durch die Familie;

- eine von der NS-Gesellschaft untermauerte Moral nach der Devise: "Schwäche ist ein Verbrechen".

- eine Moralität des "Töten ist eine Gefährdung für die Seele".

Istvan S. Kulcsar, ibid

13) Hannah Arendt, "Eichmann à Jérusalem", pp. 256-257, Gallimard 2018.

14) Ibid. pp. 257-258.

15) Ibid. pp.258-259.

16) Annabelle Georgen, "Le sidérant fan-club d'Hitler", 2018.

17) Wendy Lower, "Les furies d’Hitler - Comment les femmes allemandes ont participé à la Shoah",  Tallandier, 2014.

Pascal Fleury "La fascination des femmes pour Hitler", https://www.laliberte.ch/news/dossiers/histoire-vivante/la-fascination-des-femmes-pour-hitler-257664

18) Balthazar Gibiat, "Propagande nazie : un peuple sous hypnose." Publié le 09/06/2016. https://www.geo.fr/voyage/propagande-nazie-un-peuple-sous-hypnose-161391

19)  Istvan Kulczar, "Ich habe immer Angst gehabt", article publié dans der Spiegel n° 47/1966.

20) https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46415162.html

21)  On peut lire à ce propos,  "Sade et le rationalisme des Lumières",  Jean Deprun, dans la revue "Raison présente"  Année 1967/ 3 / pp. 75-90.

22) "Un membre du Parlement anglais a proclamé, dans le feu d'une discussion, que tout homme a son prix, pour lequel il se livre. Si cette opinion est vraie (et il appartient à chacun de le décider en lui-même) ; si toute vertu, quelle qu'elle soit, doit céder immanquablement à un degré de tentation qui ait la force de l'abattre ; si pour nous décider à suivre le parti du mauvais ou du bon esprit, tout dépend de savoir quel est celui des deux qui offre davantage et qui paie le plus promptement, il se pourrait que la parole de l'Apôtre fût vraie de l'homme en général : ' Il n'y a pas ici de différence, tous sont également pécheurs; - il n'y en a pas un qui fasse le bien (selon l'esprit de la loi), non, pas un'." Kant, Emmanuel, La Religion dans les limites de la Raison (1794), Ed. Félix Alcan, Paris; 1913. Page 38.

23) Freud S., "Malaise dans la civilisation", PUF 1971, p.83.

24) Ibid. pp. 83-84.

 

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