Agathe : une histoire d\'enfant |
Agathe : une histoire d'enfant
Claude Kessler (2010)
Il m'a paru important de redonner une place à la subjectivité de l'enfant dans ce qu'on appelle communément sa dimension psycho-affective face à des démarches dites thérapeutiques qui l'ignorent de plus en plus au profit des seules performances cognitives et normes comportementales. Bizarrement, alors que l'éthologie humanise de plus en plus la psychologie des animaux, les discours actuels sur la psyché humaine progressent dans le sens d'une déshumanisation allant jusqu'à faire de la dimension psychique une simple illusion du fonctionnement neuronal, ceci justifiant le contrôle chimique du comportement des enfants et le recours, sous couvert de (psycho)thérapies, à des techniques de reconditionnement mental et comportemental. L'éthique psychanalytique reste une des rares alternatives face à un monde qui promeut les seules valeurs de rentabilité et d'efficacité, de préférence alliées à la docilité. En même temps se creuse de plus en plus le fossé entre la psychanalyse de l'enfant et les pratiques en santé mentale qui tendent à réduire l'enfant à des symptômes pensés en termes de "troubles" pour ensuite y apporter une réponse dans la réalité, essentiellement sous une forme éducative ou médicamenteuse, mais quasiment toujours normative et adaptative, ne tenant que peu compte de la parole et du désir de l'enfant. Face à un enfant on peut se situer comme un adulte qui a des exigences. C'est ce que font les parents, les enseignants, les éducateurs et la grande majorité des thérapeutes pour enfants. La position de l'enfant dans une psychanalyse est différente puisqu'il s'agit de lui donner la parole et de l'écouter. Pour un enfant, écouter l'adulte c'est souvent lui obéir, pour un adulte écouter un enfant ce serait accorder de la valeur à sa parole et non pas la considérer comme des "conneries d'enfant", ce qui est parfois le cas même chez les supposés spécialistes des soins psychologiques. La psychanalyse est pour l'enfant un espace où il peut exprimer et élaborer sa subjectivité à l'abri des inévitables contraintes éducatives et normatives. Souvent l'enfant est pris dans des exigences si serrées que le symptôme reste le seul moyen pour lui d'exprimer sa condition de sujet désirant, son humanitude. Les parents veulent parfois tellement le bonheur de leur enfant que tout signe de manque, de désir en lui, est vite étouffé. Les enfants qui ne sont pas assez investis ne s'en tirent pas mieux, mais on les voit moins en consultation, et pour cause... Alors il y a les difficultés pour lesquelles les parents nous amènent leurs enfants, puis il y a ce que les enfants racontent et donnent à voir. Agathe, 7 ans et en CE1, m'est adressée pour une psychothérapie. Dans l'indication il est question de comportement d'opposition et de provocation, de refus d'obéir, il est dit qu'à l'école elle ne travaille que quand elle l'a décidé et qu'elle perturbe la classe en faisant le cirque. Elle se montrerait agressive envers les autres enfants, asociale, et se battrait, même avec les garçons. Le père est absent toute la semaine pour son travail et la mère dit qu'elle incarne à elle seule l'autorité dans la famille, y compris les week-ends quand le père est présent. Elle se définit comme étant les deux, mère et père. La fillette a une sœur de 9 ans et une autre de 3, elle manifeste une vive jalousie envers les deux. Selon la mère, elle a été "gentille" jusqu'à l'âge de 2 ans, époque où toute la famille a déménagé. Depuis, elle est particulièrement odieuse avec sa mère, rejetant ouvertement son autorité et la traitant avec mépris. A la même époque, ses deux grands-mères sont décédées, et la fillette leur était très attachée. Apparemment Agathe se sent abandonnée quand un adulte ne s'occupe pas personnellement d'elle, et alors elle fait tout pour attirer le regard. Dans le cadre d'une prise en charge individuelle, elle se montre capable de s'investir dans le travail scolaire, sinon elle retombe vite dans le jeu et le plaisir immédiat. Elle est décrite comme étant fortement prise dans la demande de l'Autre, qu'elle s'offre à la satisfaire ou qu'elle s'y refuse, mais sans réelle initiative personnelle. Cela évoque évidemment de façon assez immédiate des difficultés qui résulteraient d'une forte angoisse de séparation : la crainte de perdre l'être aimé ou du moins son amour, le vide douloureux laissé par l'absence de l'Autre, le sens donné à l’éloignement. Le premier psychiatre qui soigne Agathe à l'âge de 4 ans parle de conduites d'opposition, le deuxième de dépression et un troisième d'instabilité psychomotrice. Le médecin de la PMI, quant à lui, avait porté le diagnostic d'hyperactivité. Les soins consistent d'abord en un suivi familial et une prise en charge dans un groupe d'enfants "afin, je cite, de travailler l'intégration et les limites". L'hypothèse qui justifie ce type de démarche est celle d'une difficulté éducative à laquelle des spécialistes viendraient remédier. Cette manière de penser exclut toute perspective psychopathologique. Quand elle ne se révèle pas complètement inefficace, elle peut aboutir, dans le meilleur des cas, à une certaine maîtrise des symptômes, et dans le pire, à leur enfouissement. Ce n'est que tardivement qu'une psychothérapie sera envisagée par un consultant sensible à la démarche psychanalytique, mais aussi parce que l'hypothèse de la défaillance éducative se sera montrée improductive. L'histoire d'Agathe met au premier plan les difficultés résultant du rejet par une fillette de 7 ans de son identité et d'abord de son image du corps qui lui apparaît dépourvu d'un organe lui semblant essentiel : l'organe génital masculin. Donc la situation classique d'un fantasme de castration qui perdure avec ses effets ravageurs dans la relation à soi et aux autres : je ne veux pas de moi, dit Agathe, je ne veux pas de ce corps, je hais et je méprise ceux et celles qui sont comme moi, j'admire, séduis et rivalise avec ceux qui ont le phallus que je convoite ( mais on verra que la plainte d'être privée de phallus cache, parfois mal, le fantasme d'en avoir un – un "vrai de vrai" ). De fait, la problématique phallique rejoue les blessures de la phase orale : des angoisses d'abandon et de dévoration avec des limites incertaines entre le moi et le non-moi. Il est difficile de concevoir un développement affectif favorable sans poser au départ et comme fondement un état narcissique originaire d'indifférenciation aimante et satisfaisante entre le bébé et sa mère, lequel va atténuer le traumatisme de la séparation qui se produit à la naissance en préservant plus ou moins l'illusion de l'unité. Mais qui va aussi alimenter la culpabilité à venir car cette satisfaction originaire sera une des figures de l'inceste réalisé. C'est cette première expérience d'identification allant jusqu'à l'indifférenciation qui va apporter au bébé la stabilité nécessaire pour supporter les séparations à venir et faire contrepoids aux haines issues des frustrations. Ainsi se constitue un réservoir d'amour narcissique par apport de l'amour de la mère puis par report de l'amour pour la mère, puisqu' à cette phase aimer l'Autre c'est s'aimer (mais la haine aussi est en miroir). Ce sont toutes les blessures narcissiques/amoureuses accumulées qui vont se rejouer à travers les différentes métaphores épinglées traditionnellement comme stades de la libido. Séance 1 : Agathe me dessine sa famille. Elle trouve que j'ai un nom bizarre, un nom de canard, et que je ressemble à son père dont elle dit qu'il est "magnifique", puis elle me rajoute sur le dessin de sa famille comme si j'en faisais partie. Sur ce dessin c'est elle qui est la moins différenciée, sans bouche, sans couleur et se confondant avec le fond. Un effacement qui est en contraste flagrant avec un comportement exubérant, volubile et relativement désinhibé. Elle me parle d'un cauchemar : "Des monstres m'écrasent, raconte-t-elle, puis me mangent, c'est dégoûtant, après ils boivent mon sang". A plusieurs reprises elle m'appelle "Monsieur le maire" (à moins que ce ne soit "Monsieur le mère"). A la fin de l'entretien elle dessine "le Chaperon Rouge et son chat en haut d'un arbre et le loup qui veut les dévorer". Elle (le Chaperon Rouge) se cache et fabrique un robot à son image et à celle du chat pour que le loup les dévore à leur place. A la fin de l'entretien la fillette me confie qu'elle a le projet d'épouser son père quand elle sera grande. D'emblée cette enfant, bien engagée sur le chemin de la séduction, nous dévoile un univers fantasmatique dominé par l'angoisse de dévoration dans laquelle la met son identification à l'objet oral. La jouissance est du côté de l'Autre, menaçante, et Agathe vit cachée pour ne pas se faire bouffer et livre au désir de l'Autre un double désubjectivé. Le fantasme de dévoration est la forme orale du fantasme incestueux comme retour de l'enfant dans le corps de la mère. Pour Agathe je suis "Monsieur le mère" et non une mère ou un père, j'incarne la Mère phallique, celle d'avant la symbolisation de la différence des sexes, d'avant la symbolisation d'une castration énoncée comme l'impossibilité d'être à la fois homme et femme. L'enfant semble élaborer l'image de la mère phallique quand il en vient à penser le pénis et la possibilité de son absence. Apparemment sa première réaction est alors d'en dénier l'absence chez sa mère, ce qui le mène à la création du fantasme de la mère phallique : l'image d'une mère qui aurait un pénis comme elle a des seins. C'est une mère complète Dans cette logique le pénis est d'abord un objet oral. Quand Agathe ne peut plus dénier l'absence de phallus chez la mère, elle en préserve le fantasme en le déplaçant sur le père, qui en vient donc à représenter l'image devenue inconsciente de la mère phallique. Il n'est pas alors un tiers entre l'enfant et sa mère, mais un double idéalisé de cette dernière. Les problèmes viendront de ce que le pénis paternel n'est pas le phallus. Phallique et castré étant en tant que signifiants aussi indissociables que le jour et la nuit, il est nécessaire de postuler un temps d'avant la symbolisation de cette différence. Ce que confirme la clinique sous les traits d'un premier Autre maternel qui lui serait sans manque, ni femme ni homme, sans désir mais incarnant le bon objet oral inépuisable (et son pendant le sein totalement mauvais et persécuteur). Les registres sont alors ceux du plein et du vide. Cet Autre sans manque est la matrice dans laquelle va être élaborée l'image de la mère phallique, le phallus venant représenter à son tour ce qui manque à tout être incarné pour être Un, pour accéder à une jouissance complète. Cette mère n'est donc pas pensée comme une femme, en tant que "bonne mère" elle est une représentation dérivée de l'objet oral : la mère phallique se fait dévorer. C'est la mère réelle et celles qui viennent à cette place qui sont d'abord l'objet de l'agressivité et du mépris d'Agathe (et ceci avant toute rivalité), elle les hait de ne pas incarner cet Autre sans manque dont elle n'a pas fait le deuil, elle les hait d'être castrées comme elle l'est elle-même et de n'avoir pas pu lui donner le phallus dont elles sont dépourvues. Si la mère apparaît comme désirante, insatisfaite, la réponse trouvée par l'enfant c'est qu'il lui manque un pénis, d'autres réponses viendront ou coexistent comme par exemple l'échec du père ou de l'enfant à la satisfaire, à la combler, donc eux aussi castrés. Ce qui se rejoue au niveau phallique c'est quelque chose de la castration orale : un sein incapable d'apporter une satisfaction totale, une mère qui n'a pas ce qu'il faut pour satisfaire pleinement son enfant – et inversement. Selon Freud, la petite fille va se tourner vers le père pour qu'il lui donne un phallus sous la forme d'un enfant imaginaire. Dans la théorie lacanienne la fonction paternelle consiste à délivrer l'enfant de sa prise dans le désir de la mère. L'enfant va appeler à son aide un Père incastrable (un Nom du Père) pour suppléer aux déficiences à satisfaire le désir de la mère de celui qui occupe la place de père dans la réalité, de sorte qu'il n'ait pas à incarner, lui, dans le réel l'objet qu'il s'offre à être dans le fantasme, et qu'ainsi il puisse s'élaborer une subjectivité qui ne soit pas complètement prise dans la jouissance maternelle. D'ailleurs dans la jouissance maternelle il n'y a pas de place pour une subjectivité de l'enfant. Agathe est dans une impasse puisque le père n'est pas là - pas encore du moins - comme celui qui pourrait lui donner un enfant comme substitut du phallus dont elle est privée, puisqu'en fin de compte il n'est qu'une deuxième mère, et puis d'enfant elle dit ne pas en vouloir. Elle en vient donc à rejouer à l'égard du père ce qui s'est exprimé dans sa relation à la mère. A la recherche d'un Autre incastrable, elle ne trouve qu'une doublure de la mère castrée ou un père/maire pourvu d'un phallus imaginaire, donc castrable, et au niveau inconscient qui dit castrable dit castré. Elle reste ainsi prise entre ces images, celle de la mère phallique avec laquelle elle rivalise et celle de la mère castrée qui est l'objet de sa haine et de son mépris. Agathe donne l'impression de vivre dans un monde clivé où tout le monde, y compris elle-même, peut être ou phallique ou castré, dans une totale confusion entre pénis et phallus. A ce niveau la différence des sexes n'est pas symbolisée, ou elle se réduit, indépendamment de l'anatomie et du signifiant, à une simple différence dans l'image narcissique, et ne renvoie pas à la question de la sexualité et des rôles respectifs des parents dans la procréation. A cette phase il est encore possible de passer imaginairement d'un sexe à l'autre en gagnant ou en perdant le phallus. Disons pour résumer que trois représentations de la mère coexistent : la mère castrée, la mère phallique qui n'a pas de désir puisqu'elle ne manque de rien et la mère jouissante/menaçante. L'existence d'un père phallique est postulée mais ce n'est pas le père de la réalité, qui lui serait plutôt du côté des castrés, impuissants à faire jouir la mère. C'est bien pour cette raison que cette dernière risque de prendre sa jouissance à dévorer ses enfants. Agathe élabore des stratégies pour échapper à cette menace, et j'en fais partie dans son appel à un Nom du Père pour la protéger de la jouissance maternelle dont elle s'imagine menacée. Une autre fillette, de 8 ans celle-ci, est qui récupère lentement d'un important retard de développement, me raconte son cauchemar : " Je suis dans un magasin, la dame du magasin me pousse dans la cage aux taureaux. Ils veulent m'encorner. Ils perdent leurs cornes en tapant dans le grillage de la cage. Après ils essayent de me mordre comme le font les vaches, elles veulent me manger, mais j'ai fui." Les pères castrés se métamorphosent en mères dévorantes. On voit bien que la différence castré/non castré n'a rien à voir avec la réalité des rôles respectifs du père et de la mère dans la conception d'un enfant, mais c'est de pouvoir faire un enfant à une femme qui va investir le père et son organe d'une valeur phallique. On verra qu'Agathe trouvera une issue aux problèmes que lui pose sa conception maternelle du père en symbolisant l'enfant comme substitut du phallus et en le référant à une réalité qui fait que, la mère ne pouvant ni s'auto-engendrer, ni s'auto-reproduire, le père devient un partenaire incontournable en tant qu'il va "faire un enfant" à la mère que celle-ci va "porter". A partir de là la fillette ne sera plus présente dans la structure familiale comme étant ou n'étant pas "le petit bout" de la mère ou du père, mais comme enfant, en quart si l'on compte le phallus. Le père, taureau et non bœuf, sera celui qui pourra donner à la mère un enfant pour remplacer le phallus qu'elle n'a pas. Deux temps donc, du moins du côté de la fille, celui de la castration de la mère qui implique qu'elle ne puisse pas faire un enfant toute seule, puis la symbolisation d'un père capable de lui faire cet enfant. Quand au fantasme qui est exprimé d'épouser le père, qu'on l'interprète comme une non symbolisation des interdits oedipiens ou un désir de transgression, ce serait, du fait de la dimension maternelle du père, plutôt un mariage homosexuel. Agathe vit dans un monde de femmes, une lignée de mères ou il n'y a que peu de place pour un homme : des mères phalliques mais pas d'homme sexué. Ce sont les femmes qui portent le phallus dans la famille, et la mère s'en plaint d'ailleurs, elle qui s'imagine jouer le rôle du père absent. Agathe est engagée dans un Oedipe en échec, un simulacre d'Œdipe, lequel ne peut donc pas jouer son rôle d'humanisation et de pacification du désir. Agathe est prise dans la quête et dans l'exigence d'un Autre sans manque, objet inépuisable de satisfaction, allant jusqu'à vouloir l'incarner. Ce manque peut prendre différentes formes : orales, anales, phalliques… selon l'objet perdu. Face à un Autre déficient, défaillant, désirant ou castré - peu importe le qualificatif que l'on utilise - elle manifeste haine et mépris. Si je me réfère aux paroles de la mère, je peux m'imaginer que les premières expériences de nourrissage ont été difficiles. L'allaitement n'a pas été envisagé à cause d'un échec avec l'aînée des enfants et actuellement l'alimentation est encore un problème. Évidemment un certain degré d'insatisfaction orale existe chez tout bébé et vient nourrir la rêverie d'un sein inépuisable qui amènerait une extinction totale, et de préférence définitive, de la faim (manger une bonne fois pour toutes) ou qui ouvrirait sur la jouissance d'un remplissage sans fin. En parallèle, il y a le désir d'être l'objet qui viendrait combler parfaitement une mère désirante, avec, dans la métaphore orale, l'angoisse de dévoration. Dans leurs histoires les enfants donnent à manger au loup pour qu'il n'ait plus faim et abandonne le projet de les dévorer, ou alors c'est le chasseur avec son fusil qui intervient pour le tuer, parfois ils prennent la fuite et se cachent, chacun invente sa solution. La représentation d'une satisfaction pleine et sans limite est le reliquat d'un idéal parental que l'enfant essaie d'incarner pour ne pas les décevoir; le manque, la castration, c'est alors de ne pas correspondre à cet enfant idéal. Il suffit de penser à toutes les significations qui peuvent se construire autour des signifiants plein/pleine et de l'effroi face à l'anorexique qui jouit du vide. Mais une satisfaction totale signifierait la mort du désir, et comment vivre sans désir ? D'où toute l'ambiguïté d'une demande de satisfaction doublée d'un désir d'insatisfaction. Séance 2 : La fillette me confie qu'elle a été en colonie de vacances et que le soir elle pleurait dans son lit parce que ses parents lui manquaient. Elle conclut en disant : "Je la manque dans mon coeur". Elle veut parler de sa mère qui lui manque, mais aussi d'elle qui manque à sa mère, les deux n'étant pas très différenciées. Elle me dessine un chien qui veut manger un oiseau mais qui ne le peut pas parce qu'il n'a pas d'ailes. Une autre version donc des limites que comporte la jouissance orale. Comme je l'écoute en silence, elle m'apostrophe en me demandant si j'ai perdu ma langue. Je lui propose de reprendre cette idée dans un petit scénario qu'elle imaginerait. Elle raconte l'histoire d'un garçon qui se bagarre et qui est battu. Au perdant on coupe la langue parce qu'il l'avait arrachée à quelqu'un d'autre. La castration orale est là comme une métaphore de la castration phallique. Agathe me dessine "un oiseau avec une queue arc-en-ciel". S'il pleut sur la queue elle perd ses couleurs. On a là autant de représentations de la castration (que Lacan définit comme le manque symbolique d'un objet imaginaire), et la symbolisation d'un phallus dégagé de son identification à l'organe génital masculin pour devenir ce qu'il a toujours été : le signifiant du manque-à-être. On sort de l'étroitesse de la réponse que la phase phallique apportait aux limites rencontrées dans la jouissance, à savoir que ce qui lui manquait pour jouir pleinement était un pénis. A partir de là elle va pouvoir symboliser d'autres signifiants phalliques. Le fantasme de castration a un rôle structurant quand il ouvre sur un au-delà du manque qui dit à la fille : "Tu n'as pas de pénis mais tu pourras être mère, mettre un enfant au monde, réaliser une oeuvre…". Et l'enfantement sera supposé apporter une jouissance pleine à la femme, mais là aussi elle sera déçue – dans le meilleur des cas. Avec la pâte à modeler, elle fait de la nourriture pour les enfants dinosaures et joue à la mère nourricière. Si la mère ne peut pas donner le phallus qu'elle n'a pas, elle peut par contre donner à manger. La nourriture est phallicisée, elle vient là où manque le phallus et comme substitut de celui-ci. Jouant à la maman dinosaure, elle se montre exagérément autoritaire avec moi. Dans le registre pulsionnel la mère n'est plus là simplement comme bouche prête à dévorer l'autre, elle est celle qui a l'objet oral et qui peut le donner. La déception attend encore l'enfant puisque le sein réel n'est pas le sein idéalisé et que la satisfaction obtenue n'est pas la satisfaction espérée. Dans le registre de l'oralité, le manque est d'abord du côté de la mère, comme c'est le cas pour la castration phallique. Agathe mange peu, pas assez en tout cas selon sa mère qui n'arrive pas à combler le manque oral qu'elle lui prête, une mère qui est mal de ce que sa fille refuse, du moins partiellement, sa nourriture. Un manque qui renvoie la mère à ses manquements A l'âge d'Agathe, seules les zones orale et anale semblent érogénéisées et toute référence à l'organe génital féminin est absente. Séance 3 : Elle me dessine sans bouche ni nez, mais avec des lunettes. Elle explique que je suis un robot auquel on a oublié de dessiner la bouche, puis joue à me tuer en me répétant que je suis un méchant. Avant le robot c'était elle et il était déjà dessiné sans bouche. Agathe ne veut pas être une machine qui ne parle pas et qui est aux ordres. C'est ce qu'elle craint que les adultes veulent faire d'elle. Sans doute que mon silence relatif a facilité le transfert de cette image d'un organe qui manque. Mais ce que je lui offre c'est une bouche pour parler. C'est là qu'il peut être important de distinguer une castration orale préoedipienne qui vient séparer le sujet de l'objet oral (ce qui est le sens de l'interdit du cannibalisme) d'une castration orale oedipienne où l'objet oral est une métaphore du phallus et qui donne une bouche ouverte sur le désir et la parole. Toute naissance est co-naissance du sujet et de son Autre. Avec les poupées elle joue une histoire d'amour et me dit qu'elle ne veut pas grandir car les grandes ont des bébés et que ça fait mal quand ils sortent. Elle cogne violemment avec le bélier sur la brebis en disant : "la fille agneau est en colère", puis joue à tuer la "maman mouton" avec le pistolet. Elle en veut à sa mère d'être femme et de l'avoir faite fille. Freud explique la haine préoedipienne de la fille pour sa mère d'abord par sa déception de ne pas recevoir d'elle le phallus dont elle l'imagine pourvue, puis par la découverte de la mère comme castrée. Chez Agathe la haine pour la mère exprime aussi le destin partagé d'être femme et mère un jour. Sa mère est le miroir de son devenir, un devenir qu'elle anticipe comme haïssable. On est encore loin de toute idée de remplacer le pénis manquant par un enfant. Séance 4 : Agathe me raconte un rêve dans lequel elle est morte, elle est un ange et à ma mort je viens la rejoindre. Elle me dessine un bébé oiseau qui se fait dévorer par un requin, elle serait la maman du bébé. Avec la pâte à modeler, elle fait un panier contenant des œufs qui éclosent. De petits loups en sortent qui vont devenir méchants car ils sont abandonnés par leurs parents. Nous livre-t-elle là le sens de sa propre "méchanceté" ? S'est-elle imaginée abandonnée par ses parents ou a-t-elle peur de l'être ? Dans ses explications les parents loups abandonnent leurs enfants parce qu'ils sont bruns et eux blancs. Le fantasme qui émerge est qu'elle est une enfant adoptée et que c'est pour cela qu'elle est moins aimée que ses sœurs. L'essentiel de ce qui est dit à travers les mots, les dessins, le jeu ou la pâte à modeler est un essai de symbolisation de la perte et du manque vécus autour de la séparation, autant de tentatives pour donner du sens aux différents remaniements relationnels. Les expériences de séparation ont été vécues apparemment comme des abandons, avec une forte intensité autour du décès des grand-mères (supposées être devenues des anges dans le ciel), en plus il y a eu le déménagement et un père qui part toute la semaine. Mais en même temps Agathe interroge ses origines et les liens symboliques qui l'unissent à sa famille. D'ailleurs elle ne me dessine plus comme en faisant partie. De là, elle va pouvoir consolider son identité. Séance 5 : Agathe dessine une fenêtre, elle dit qu'elle est pour moi, puis demande des ciseaux pour la découper et l'ouvrir. Une ouverture vers elle ? Vers moi ? Entre nous ? Elle me raconte un cauchemar dans lequel elle se fait dévorer par les loups : "Il y a du sang partout, ils voulaient de la viande". Elle conclut en disant : "J'ai envie de mourir, d'être un ange, de voler… Je veux être grande comme toi et avoir de grandes jambes pour me sauver". Elle dessine une maison : "C'est ta maison, tu habites avec ta maman et tes filles". Je lui demande qui dans son histoire serait la mère de mes enfants, elle me répond que ce serait ma mère. Dans ce fantasme le père (que je représente) fait des enfants avec sa mère, aucun interdit ne pèse donc sur le couple parental dont la jouissance apparaît comme pleinement réussie. La fonction paternelle et la loi sont interrogées à travers leur échec. Les deux semblent plutôt inopérantes à réguler quelque chose et à mettre de l'ordre dans le monde symbolique de notre jeune demoiselle. En partant, elle m'appelle devant sa mère "piqueur". Alors qu'est-ce qu'il y a à lui "piquer" ? Apparemment c'est sa mère ou/et le phallus. Séance 6 : Agathe se plaint de ce qu'il n'y a que des filles à la maison. Elle dit que sa sœur aînée est la préférée de son père et la cadette celle de sa mère. J'apprends qu'en l'absence du père durant la semaine, les 3 filles se relaient dans le lit de leur mère. Voilà de quoi jeter de l'huile sur le feu des jalousies et des rivalités entre sœurs. Sans parler du sens que ça peut prendre de remplacer le père auprès de la mère dans le lit conjugal. Elle se dessine avec deux ventres, puis se rendant compte de ce qu'elle a fait, elle s'écrie : "Il faut en couper un". Le deuxième ventre est situé sous le premier et a l'apparence d'un phallus. A plus d'une reprise cette image du corps phallique fait retour contredisant la plaine consciente de ne pas en avoir. Puis elle dessine une fille qu'elle transforme en garçon en lui mettant un pénis et s'écrie : " On ne coupe pas la parole à Agathe". La parole est bien le phallus imaginaire de la pipelette. Cette ouverture sur des équivalents symboliques du phallus permet de maintenir l'illusion d'en avoir un, par exemple sous l'aspect d'une langue bien pendue. Séance 7 : Agathe a dû se couper les cheveux après les avoir couverts de colle : elle m'explique qu'elle voulait ressembler à "une de ces femmes avec un rond rouge sur le front". Elle a donc trouvé un idéal féminin faisant fonction de modèle. Ce choix est paradoxal quand on connaît le statut social de la femme hindoue, sauf à être un choix masculin. Elle joue avec son bracelet, disant que c'est un serpent qui entre dans un trou et mord en crachant du venin. Elle dessine une femme qui sème des graines de maïs, mais elles pourrissent dans la terre. Tous ces symboles qui questionnent la sexualité, la maternité et la paternité sont d'un accès assez évident. Elle se demande si le taureau donne du lait, s'il est une vache, parce qu'il y a déjà le boeuf comme papa. On est bien dans l'échec de quelque chose de l'image paternelle avec un père représenté comme castré. Si la vache c'est la maman et le boeuf le papa, où mettre le taureau ? Agathe va le situer du côté de la vache, comme mère phallique. La symbolisation du rôle du père dans la procréation va redorer son blason puisqu'il va avoir le pouvoir de "donner" un enfant à la femme comme substitut du phallus. Dans la version orale du fantasme de procréation l'homme introduit un bébé ou une graine dans la bouche de la femme en l'embrassant, celle-ci joue alors le rôle passif de réceptacle. Dans le langage courant on dit que la femme "porte" l'enfant d'un homme. L'enfant me raconte un rêve dans lequel son amoureux l'embrasse sur la bouche, elle conclut : " On aura plein d'enfants". Séance 8 : Agathe traite sa mère qui est présente dans le bureau de "bébé", "le bébé de papa", précise-t-elle. Puis elle l'appelle "bébé fantôme", "trou bébé fantôme". Elle dit qu'elle va mettre le bébé fantôme dans les bras de papa. Là, il va grandir et devenir "une maman fantôme". On ne peut plus clairement exprimer la représentation maternelle du père et la conception maternante du lien conjugal dont toute sexualité est exclue. La relation de couple est théorisée selon le modèle de la relation mère-bébé. On voit bien que la symbolisation conforme à une certaine réalité de ce qu'est un père, une mère, un enfant, un homme, une femme etc., ne va pas de soi. Même si tout est représentation et que la réalité est pour une grande conventionnelle, normative et idéologique, il y a quand même des représentations plus réalistes que d'autres. Et ce sont les représentations fantasmatiques de l'enfance que l'on retrouve refoulées chez l'adulte. Si une réponse éducative apportée par les parents ou les pédagogues a son utilité, il n'est pas moins important d'écouter la philosophie du monde de l'enfant pour qu'elle prenne sens et ne pas la réduire à des erreurs cognitives. Ensuite la fillette me raconte son cauchemar de la nuit : elle est dans la maison et entend toquer, elle sort mais ne voit rien. Elle rentre dans la maison, le monstre s'enfuit, il a tué sa mère. Elle dit que le monstre me ressemblait. Elle me dessine un papa dinosaure et une maman dinosaure deux fois plus grande que le papa mais qui a à la place de la queue une cigarette et se brûle les fesses. Elle me dit que des crottes sortent du zizi du papa et du pipi de ses fesses. Est-ce une manière de dénoncer l'imposture phallique de ses géniteurs ? De les détrôner en les couvrant de ridicule ? A la maison elle se montre très agressive à l'égard de sa petite sœur et dit en vouloir à ses parents d'avoir fait un troisième enfant. Elle fait pleurer sa mère en étant particulièrement odieuse avec elle. Séance 9 : Elle me raconte que parfois elle va toquer à la chambre de ses parents quand son père est présent. Elle a peur à cause d'un cauchemar dans lequel son père tue sa mère avec son épée, elle dit qu'il se transforme en tueur d'hommes et tue toute la famille (l'épée du "père tueur d'hommes" est sans doute celle avec laquelle il fait de la femme une femme). Puis elle me dit qu'elle déteste les garçons et qu'elle n'en veut pas, qu'elle est déjà amoureuse de son père. Elle me dessine une petite fille coincée sous la Tour Eiffel qu'elle a fait tomber. Il faut une fée avec une baguette magique pour la délivrer. D'un côté il y a le père avec son épée, de l'autre la fée avec sa baguette magique. Agathe termine la séance en concluant : " Les garçons ont un zizi et les filles une baguette magique ". Elle récupère l'idée qu'il y a un phallus à conquérir pour les femmes. Là encore l'enfant signifie pleinement, avec ses mots à elle, son propre diagnostic psychologique : coincée sous la Tour Eiffel, sous le phallus, qu'elle s'imagine avoir fait tomber. Séance 10 : Elle me dessine un chasseur en train de tuer le loup qui veut la manger. Voilà une autre solution devenue possible pour échapper à la dévoration par le désir de L'Autre : le chasseur et son fusil, le fusil comme symbole phallique. Agathe me dit encore que le zizi est la baguette magique des garçons et la bouche celle des filles. Comme j'ai pris l'habitude de l'écouter en silence (un silence relatif) elle me demande si je n'ai pas de bouche. Dans le même temps, ses relations avec sa mère sont de plus en plus difficiles. L'angoisse de séparation se nourrit de l'angoisse de dévoration. L'absence ou la défaillance de la bonne mère phallique, la bonne fée, mettent l'enfant en présence de la mauvaise mère, la sorcière, celle qui va la dévorer comme si elle n'était qu'un morceau de viande. On voit les angoisses que peuvent générer les conseils et techniques éducatives consistant à introduire une séparation réelle, éventuellement progressive mais souvent brutale, entre la mère et l'enfant. La possibilité de se penser comme étant autre qu'un objet de satisfaction semble directement liée à la résolution de l'Œdipe, à la symbolisation de la fonction paternelle et d'une Loi portant limite à la jouissance maternelle. L'enjeu est l'émergence structurante d'un signifiant du désir venant circonscrire le manque, un signifiant du manque et non un objet de satisfaction. Faute d'une référence à la Loi et au père comme "métaphore de la loi" et "agent de la castration" (Lacan), des réalités symboliques comme la différence des sexes, le manque et la séparation ne semblent pas pouvoir prendre sens. Ce qui fait défaut alors dans la pensée de l'enfant, dans son fantasme, c'est un père qui dise non au nom de la Loi, venant ainsi subjectiver une réalité qui impose une renonciation à la satisfaction incestueuse. De telles imaginarisations du symbolique et de ses effets semblent indispensables à la structuration de l'enfant, c'est-à-dire à son inscription dans l'ordre du symbolique. Il s'agit d'un passage nécessaire à l'intériorisation des limites et des repères. Ainsi l'impossible de la jouissance est réécrit par la loi comme jouissance interdite, et l'objet prend sa valeur de jouissance d'être interdit comme le fruit défendu dans la Bible. La dissymétrie des sexes entre la mère et le père vient étayer l'écart entre la jouissance incestueuse et la Loi qui l'interdit. Une mère, pour peu qu'elle se soumette au rôle structurant de la loi, ne se contente pas d'incarner dans son corps le lieu de la jouissance interdite mais la loi qui en limite l'accès. Cependant la présence d'un troisième personnage qui jouit du corps de la mère et exclut l'enfant de cette jouissance semble bien faciliter la structuration de l'enfant, autrement, quand la mère échoue à mettre des limites à sa relation à son enfant c'est ce dernier qui peut être amené à dire Non au désir de la mère par un comportement d'opposition et de mise à distance. Il y a bien des exemples où l'enfant qui dit Non à travers ses "troubles des conduites" incarne l'interdit porté à la jouissance maternelle, il assume alors la fonction qui aurait dû être celle du père. Il n'y a pas pire amoureux de la loi que celui qui la transgresse. Séance 11 : Agathe revient sur la différence entre les filles et les garçons en concluant : "Si on coupe le zizi, ça fait une nénette". Puis elle me dessine une petite fille qui va se promener dans les bois. Elle voit une queue et croit que c'est un renard, en fait c'est un putois qui lève sa queue et envoie des boules puantes. C'est bien là le problème : le père n'a pas de phallus mais un canon à boules puantes. Dans un arbre la fillette de l'histoire rencontre un oiseau qui a des dents, il entre dans la tête de l'enfant et lui arrache le cerveau, il met son cerveau dans la tête de la fille et met le cerveau de la fille dans sa tête à lui. Après l'oiseau se prend pour une fille et la fille pour un oiseau. Elle serait la fille avec un cerveau d'oiseau, elle aurait des ailes et pourrait voler. Soit, une cervelle d'oiseau, mais des ailes pour voler où ? Vers le ciel où (se) reposent ses deux grand-mères décédées. Mais le signifiant" oiseau" évoque aussi le "moineau", le "petit oiseau". Le thème de l'oiseau-phallus est bien connu. A partir de là Agathe va moins dénoncer l'incomplétude de son corps de fille pour le phalliciser. Elle me dessine encore deux chenilles qui se transforment en papillons, elle et sa mère, le père est représenté par "un lézard qui vient de naître". Séance 12 : Elle ne veut pas dessiner et me raconte une histoire dans laquelle les papillons s'envolent dans le ciel et disparaissent pour toujours. Puis elle s'effondre en larmes au souvenir de sa grand-mère décédée (partie au ciel), elle lui manque, mais parfois elle a l'impression de la voir à la fenêtre lui dire "au revoir", ou dans le ciel lui souhaiter bonne chance. Elle me parle d'une fée qui est morte (sa grand-mère ?) parce qu'un cheval lui a donné un coup de sabot. Puis le cheval a été tué par les papillons qui l'ont jeté du toit du garage. La fillette me confie qu'elle est inquiète pour sa mère qui doit subir une intervention chirurgicale. Elle me dit qu'elle a peur de la mort et déclare : "je manque tout le monde si je meurs". Séance 13 : L'enfant en arrivant me voit discuter avec une jeune collègue. J'ai droit à une véritable scène de jalousie. Elle lui reproche de lui avoir "piqué" sa place d'amoureuse, puis m'interroge sur mes sentiments à l'égard de ma collègue et dit qu'elle ne l'aime pas. Elle joue à être le loup et à nous dévorer. Séance 14 : Agathe dessine une vache qui dit à un cheval de partir parce que le taureau arrive. Le taureau est jaloux de voir quelqu'un parler à sa femme. Il est question de ce qui pourrait être la jalousie d'un père absent toute la semaine, d'une mère qui pourrait avoir quelqu'un d'autre, un deuxième homme. Cette éventualité vient raviver la haine et la rancune de l'enfant à l'égard de sa mère. La fillette me raconte que sa mère lui a dit que ce n'était pas bien d'être jalouse de ses sœurs. La mère se plaint de ce que sa fille a tenu des propos oedipiens inconvenants à son père au téléphone. Elle a créé un certain malaise en se montrant excessivement curieuse de l'anatomie paternelle. Séance 15 : L'enfant exige la présence de sa mère pendant l'entretien. Celle-ci me dit qu'en ce moment les séparations sont difficiles au départ pour l'école et que sa fille se montre particulièrement affectueuse avec elle. Agathe me dessine "une chenille garçon" qui entre dans un cocon pour se transformer en papillon, elle sera le beau papillon. Elle se dit fière de faire peur aux autres enfants, on l'appelle "Agathe la terreur". Je demande où est l'erreur. La mère me répond qu'à une époque sa fille disait qu'elle voulait être un garçon. La fillette m'explique que si plus tard elle a un bébé elle s'en débarrassera parce qu' "aux mamans il faut couper le ventre pour faire sortir le bébé". Mettre un enfant au monde c'est castrer la mère de l'enfant, comme elle l'a été du phallus. Elle me parle encore de sa peur du "voleur d'enfants" qui sévit dans la région et va se réfugier sur les genoux de sa mère. Séance 16 : Agathe se vante de n'avoir peur de rien, elle se dit plus forte que les garçons, y compris moi. Elle me dessine la langue pendue, mais c'est plutôt elle qui a la langue bien pendue. Ayant aperçu ma collègue à son arrivée, elle me demande, comme jeu, de la couper en morceaux et de la cuire pour que nous la mangions. Après c'est à mon tour d'être dévoré. Elle ne se fait plus bouffer, elle bouffe les autres, dans une transgression jubilatoire. Elle se réapproprie à travers le jeu son image orale vue incarnée dans cet Autre dévorant ses proies et qui hante ses cauchemars. L'espace ludique lui permet de jouer cet Autre, ogre ou ogresse, à l'appétit dévorant, et d'y reconnaître son désir. Il n'y a rien à répondre à ces jeux de dévoration, et surtout pas par un rappel de l'interdit du cannibalisme, ce qui serait véritablement une réponse psychotisante. C'est le désir dont la satisfaction est interdite dans la réalité qui se satisfait dans le jeu. Évidemment il y a là de la provocation, jouer à oser transgresser, jouer à l'effrontée, mais ce jeu est aussi le lieu où peuvent s'exprimer des sentiments d'amour et de haine. Séance 17 : Elle dessine sa mère sous les traits d'un vampire assoiffé de sang et me parle d'un cauchemar dans lequel elle se fait dévorer par un crocodile parce qu'il croit qu'elle veut voler et tuer son bébé pour le manger. Là, la dévoration se donne clairement comme un châtiment conformément à la loi du talion. Dans la suite de l'entretien, Agathe me parle de sa jalousie à l'égard de sa petite sœur qu'elle se plaît à imaginer enlevée par un voleur d'enfants et de son sentiment de culpabilité. Mais à travers le bébé c'est la mère qui est visée, la mère qui a un bébé-phallus, et pas elle. Il s'agit de castrer la mère de son bébé, et pour elle de se libérer de sa mère, de vivre en dehors du fantasme de celle-ci. Car ces histoires de dévoration dépouillées de leur folklore cannibalique ramènent à la question de la position du sujet par rapport au fantasme de l'Autre, dedans ou dehors ce fantasme. Ainsi en m'incluant dans son dessin de la famille Agathe m'a d'emblée incorporé dans son fantasme, dévoré. Séance 18 : Elle me dessine sous les traits d'un vampire qu'elle tue d'un coup de pistolet. Dans son histoire je veux boire du sang parce que je suis en colère contre un certain Paul. Dans la semaine, elle a été violemment agressée à l'école par ce même Paul. Cette fois-ci c'est moi qui endosse son image de vampire, et sa colère est devenue ma colère. Mais ce qui est le plus intéressant c'est qu'elle se définit dans son histoire comme étant un "homme", au sens d'un "humain". Elle semble découvrir que si les femmes ne sont pas des "hommes", elles sont cependant des "humains". Humain, humus, né de la terre, comme Adam (le signifiant Adam serait issu d'Adamah qui signifie la terre, la poussière, Adam le premier humain avant qu'il y ait des hommes et des femmes, avant la sexuation, un Adam homme et femme ou ni homme ni femme mais simplement humain). Agathe est bien engagée dans un processus d'humanisation qui va faire la différence entre les humains et autres vampires, ogres et tous ces monstres qui hantent l'imaginaire des enfants. Mais au-delà d'un dépassement du clivage masculin-féminin vers une différence articulée, il y a là un dépassement du clivage bonne mère-mauvaise mère, bon objet-mauvais objet. Un tel clivage protège l'enfant du conflit psychique qui résulterait de la rencontre de sentiments contradictoires à l'égard d'une mère simultanément vécue comme bonne et mauvaise. On a donc d'un côté l'image de la mère ogresse ou vampire assoiffée de sang et de l'autre celle de la bonne mère qui pourvoit aux besoins de son enfant. La disparition du clivage avant que les contraires ne soient intégrés peut produire des ravages. Il suffit de penser à l'inspecteur Javert dans "Les Misérables"de Victor Hugo qui ne trouve d'issue que dans le suicide à devoir la vie au bagnard qu'il pourchasse de sa haine. Séance 19 : La séance est une explosion de fantasmes de castration et de fantasmes oedipiens. Des histoires de queues de lézard qui tombent et repoussent ou ne repoussent pas, de filles qui épousent leur papa ou leur maman etc. Agathe ne sait vraiment pas quel chemin suivre. Elle dit qu'elle aimerait être un garçon pour être aimée par sa copine Anaïs, qui est "tellement belle" et à laquelle elle aimerait ressembler. Puis elle me raconte qu'elle a embrassé son cousin dont elle est amoureuse. Je me retrouve face à une fillette qui a perdu son côté insolent et provocateur, toute perdue qu'elle est dans les questions autour de son identité, de son désir, de la loi… Séance 20 : La jeune fille me dit qu'elle a peur que sa mère ne meure (à cause de ses problèmes de santé), elle parle de se tuer si elle devait mourir. Elle aborde spontanément la question des rivalités et jalousies entre sœurs, et dit qu'elle veut être fille unique, une sirène avec une belle queue, "LA FILLE". Elle avoue trouver du plaisir à embêter les autres. Il s'agit de ce sadisme oral que l'on retrouve dans beaucoup de ses jeux et qui n'est sans doute pas sans lien avec son vécu de laissée pour compte. Elle a interprété la naissance de sa petite sœur et le manque de disponibilité de ses parents à ce moment-là comme un message lui disant : "On ne t'aime pas". Séance 21 : Agathe me parle longuement de sa souris qui va avoir des petits. Elle me dit qu'elle a deux amoureux, qu'elle épousera les deux et fera des enfants avec eux. Elle se demande pourquoi sa mère n'a qu'un seul mari. Elle pourrait en avoir deux (et pourquoi pas davantage ?) puisqu'il est absent toute la semaine. Là encore elle interroge autant le désir de sa mère que ce qui vient y porter limite à travers l'interdit de la polygamie. Dans la théorie qui s'élabore, la satisfaction de la mère nécessiterait une infinité de partenaires, alors il en faudrait toujours un de plus et il en manquerait toujours un. La loi résout le problème en limitant ce nombre, et la jouissance de ratée devient interdite. L'insatisfaction de la mère prend un autre sens que le seul échec du père, c'est la loi qui vient limiter la jouissance maternelle en en interdisant certaines modalités. Agathe me raconte son dernier cauchemar : un de ses amoureux a ouvert la cage de la mygale, il est piqué et meurt. Tout rendre dans l'ordre, la monogamie est préservée. Les effets de la Loi se font sentir dans le réel. Séance 22 : La séance commence par l'histoire d'une poule qui a trois pattes (encore un symbole de la femme phallique). Prenant conscience de son lapsus, elle corrige : "trois doigts". Elle continue avec le lézard et sa queue qui repousse. Puis elle revient au fantasme selon lequel les filles avaient un pénis, qu'il a été coupé, mais qu'il va repousser. Encore qu'en l'occurrence ce pénis supposé avoir été coupé semble être là un peu comme pourrait l'être un membre fantôme, c'est-à-dire avec l'illusion de sa présence alors même qu'il n'est plus. Elle m'explique que son but est de prouver que les filles sont plus fortes que les garçons, qu'elles pourraient avoir un plus grand zizi elles aussi … Est-ce là le sens (un parmi d'autres) des troubles du comportement d'Agathe ? Une "protestation virile" ? Renverser une certaine vision du monde qui fait de la femme le "sexe faible" ? Prouver la supériorité des femmes ? Elle me dessine en train de tirer la langue au "professeur"qu'elle dit être "le maître de la ville", une autre manière de nommer le maire. Défier le maître, c'est ce qu'elle ne cesse de faire. Que doit prouver ce dernier ? Qu'il a le phallus ? Qu'il est incastrable ? Mais c'est la question du sens à donner à la différence sexuelle qui occupe l'essentiel de ces séances et de celles à venir. C'est quoi une fille, une femme ? Mais aussi un père ? Une mère ? La symbolisation du rôle du père dans la procréation va lui faire voir la différence des sexes autrement que dans le seul registre de la rivalité et de la compétition, mais aussi dans celui d'une interdépendance et d'une complémentarité indispensable à la procréation. La différence des sexes cesse d'être uniquement opposition ("le sexe opposé") pour s'ouvrir à une dimension qui laisse entrevoir une rencontre possible. Mais pour combien de temps encore, les progrès de la médecine faisant que le rôle de l'homme dans la conception d'un enfant va en s'effaçant de plus en plus. Séance 23 : La mère m'annonce une nette amélioration du comportement de sa fille tant à la maison qu'à l'école. Agathe m'invente une histoire dans laquelle elle et d'autres élèves font une "blague" à la maîtresse autour d'une paire de lunettes oubliées. En fait de plaisanterie, il s'agit d'une série de mensonges, et elle continue : "La maîtresse ne m'a jamais punie, je ne mens jamais, elle m'a dit que j'étais sage comme une image". Elle se cache la tête sous son pull pour me tirer la langue sans être vue et me dit : "C'est comme ça la vie des enfants". Là elle ne ment pas et ne provoque pas, elle joue à mentir et à provoquer dans une mise en scène de la transgression. C'est à travers le jeu que le comportement de l'enfant a pu prendre son sens de spectacle, de donner à voir, d'appel au regard de l'Autre. Il cesse d'être dans le seul registre du faire, ce qu'il n'a d'ailleurs jamais été que dans le regard des autres. Comme son cinéma me fait sourire, elle me demande si le petit garçon qu'elle a vu sortir de mon bureau à son arrivée m'a lui aussi fait rigoler. Elle est fière d'elle et de sa farce. Pouvant jouer de la transgression, celle-ci cesse d'être une obligation. Agathe peut expérimenter une certaine liberté par rapport au langage et à la vérité, elle s'affirme comme le sujet d'une parole incluant le mentir (parler c'est toujours mentir un peu). Séance 24 : Elle me dessine un œuf de Pâques avec une poupée à l'intérieur. Elle hésite sur son rôle dans l'histoire : si elle est l'œuf elle va être mangée, mais l'idée d'être la poupée ne lui plaît pas trop. La "poupée" c'est la "pupa", la "petite fille" en latin. Elle me parle de son manque quand sa famille est loin d'elle. Elle dit qu'elle a peur que sa mère qui l'attend dans la salle d'attente ne reparte en l'abandonnant. Elle a fait un cauchemar dans lequel son chien est piqué par une mygale, après quoi il devient très vieux, tombe malade et meurt. Nous reparlons du décès de ses deux grand-mères, de son chagrin et de celui de ses parents. La séance se termine par l'incontournable rituel : elle joue à me couper en morceaux et à me dévorer. Ainsi la séparation est précédée d'un jeu de dévoration qui semble la faciliter. En sortant elle se regarde dans le miroir et m'interroge : "Tu trouves pas que je suis maigre ?". Puis elle me dit qu'elle a peur de moi. Aveu singulier dans la bouche de cette fillette qui se veut n'avoir pas froid aux yeux et qui répète "j'ai peur de rien". Je me trouve prendre place parmi les images terrifiantes qui peuplent son monde, le rien qui fait peur, la peur du manque faisant du vide un vampire. Séance 25 : Elle est fière, tout le monde la félicite pour ses progrès à l'école. Elle me demande si j'étais un bon élève. Elle est disponible pour intégrer de nouveaux repères avec la demande de l'Autre en position d'idéal : être une bonne élève est devenu une valeur pour elle, une manière de soigner ses blessures narcissiques. Elle me raconte un cauchemar dans lequel tous ses copains et copines sont tués par des monstres. Elle tue les monstres et remporte la médaille d'or. Le dernier monstre c'est "la momie verte, c'est un dieu mort, c'était Jésus mort emballé dans du papier". Les dieux morts et menaçants qui rôdent étant éliminés, une ouverture vers la vie s'avère possible. Un désir et une limite sont symbolisés en même temps que la castration de l'Autre. Dans son jeu avec les figurines d'animaux elle tue tout le monde sauf le loup et la louve. Elle m'explique : "J'ai pas tué le papa et la maman loups pour qu'ils fassent des bébés. On était des amis parce que j'ai trouvé le papa à la maman louve, quand les mamans n'ont pas de chéris elles ne font pas de bébés". Son fantasme de destruction rencontre une limite qui laisse une place à la vie. Il fallait que l'Autre phallique meure, qu'il n'ait plus d'utilité, pour que naissent un père ayant un rôle à jouer dans la transmission de la vie et une mère qui ne se suffise plus à elle-même. La mère cesse d'être toute-puissante, elle est maintenant pensée comme ayant besoin d'un homme pour faire un enfant, et c'est sa fille qui va le lui procurer. N'est-ce pas un des projets de l'hystérie : trouver à la mère un homme capable de la satisfaire ? Pour une fois la séance ne se termine pas en jeu de dévoration, elle veut jouer à la maîtresse et me donne le rôle de l'élève. Agathe a peut-être trouvé une issue à l'impasse relationnelle à laquelle aboutissent les fantasmes de dévoration : tu me bouffes, je te bouffe… et après ? Avec le jeu de la maîtresse un autre objet occupe le devant de la scène : le savoir, sans oublier la règle ou le bâton, accessoires indispensables à ces jeux. Le savoir, objet et phallus, vient comme autre moyen de se remplir (on parle de nourriture spirituelle), de s'exhiber (en montrant ce qu'elle sait), et de donner (en transmettant ce savoir), bref comme un nouveau moyen d'exister et de se présenter. La dynamique sublimatoire, concomitante de la symbolisation de substituts phalliques, fait que l'enfant passe de la dévoration de la mère-objet à l'incorporation de sa nourriture puis de son savoir. Séance 26 : La mère me raconte qu'Agathe a été odieuse avec ses sœurs. J'en parle avec l'enfant qui me dit qu'elle les tuerait avec plaisir avec un couteau mais que sa mère serait furieuse. Elle s'inquiète de savoir si sa mère peut l'entendre dans la salle d'attente (le risque que ce qui se dise dans le bureau soit entendu à l'extérieur n'est pas qu'un fantasme compte tenu de l'absence totale d'insonorisation des locaux). Je lui souligne que quand elle parle de ses sœurs elle dit "ils", comme si elles étaient des garçons. Serait-ce là la source d'une rivalité qui n'en finit pas ? Imagine-t-elle que ses sœurs ont réussi là où elle a échoué ? Elle dessine un arbre sur lequel pousse une "pomme d'or", elle en a besoin pour guérir son père qui est malade. Après bien des difficultés, elle arrive à cueillir cette pomme et à guérir son père. Elle dessine à l'arbre un visage et des lunettes et dit que c'est moi l'arbre. Il n'y a rien à ajouter à cette théorisation de l'efficacité thérapeutique de la cure analytique par une fillette de 7 ans, sauf à dire qu'elle me paraît remarquable de pertinence : ça va beaucoup mieux quand la fonction paternelle est rétablie dans sa dimension symbolique. Non seulement il peut satisfaire le désir de la mère (le désir d'enfant comme substitut du désir d'un phallus), mais son rôle dans la procréation vient porter limite à la toute-puissance maternelle. Séance 27 : Elle me dessine un bonhomme avec un seul œil : "un cyclope qui fait peur à la ville parce qu'elle (sic) a pas d'amis…elle pleure parce qu'elle est triste ". Je lui fais remarquer que si elle parle au féminin de son cyclope, alors c'est une fille cyclope. Elle me répond que c'est "une cyclone qui va trouver des amis et qui ne sera alors plus méchante". Cette référence au cyclone fait sens pour moi parce que c'est un peu ainsi que ses parents la décrivaient au début : un ouragan qui dévaste tout sur son passage. On parle aussi de l'œil du cyclone. Elle me dit encore qu'elle voudrait être un cyclope parce qu'il est plus fort qu'un homme. Puis dans son jeu elle me demande un œil pour avoir trois yeux et être un ou une "cyclamane", moi je serais alors un cyclope. Dans ce contexte, le troisième œil m'évoque Tirésias qui, en plus du don divinatoire que lui prête la mythologie, est dit avoir connu les deux jouissances, masculine et féminine. Dans cette logique d'un qui manque ou d'un en trop, il n'y a jamais le bon compte. L'issue sera dans la symbolisation d'un nouveau manque, le manque d'amis, qui lui peut trouver une issue favorable. Agathe passe des registres de l'interdit et de l'impossible à ceux du permis et du possible. Elle me dit encore qu'elle ne veut pas être un monstre parce qu'on les tue, qu'elle pense être un monstre parce qu'elle est méchante et que sa mère la traite souvent de monstre. Elle me dit qu'elle n'aime pas les garçons parce qu'ils sont forts et méchants et qu'elle ne veut plus être méchante. Le changement est important puisqu'on assiste à l'élaboration d'une position morale avec l'intériorisation d'une loi portant limite à la jouissance sadique, et cette intériorisation semble directement liée à la symbolisation de la fonction paternelle. A partir de là la jeune fille va essayer de s'élaborer une identité différente de celle que lui renvoie le regard des autres et se construire sa propre représentation d'elle-même. Et ne plus s'imaginer être un monstre que les autres veulent tuer. Peut-être la fin d'une guerre en perspective ? Séance 28 : Agathe me dit qu'elle ne veut pas être prise pour une "poupée Barbie" parce que "quand elles sont cassées on les jette". Je lui demande ce qu'elle entend par "être prise pour une poupée Barbie", elle me répond que c'est obéir. Des mots qui ne sont pas sans évoquer ce qu'a pu être un certain discours féministe. Elle est donc devenue une "poupée qui dit non". A partir de là Agathe va pouvoir adopter l'issue féminine au complexe de castration et qui est d'être le phallus et non, comme dans la solution masculine, d'en avoir un substitut. Elle dessine sa main recouverte de poils, me dit qu'elle a de plus en plus de poils et que, puisque les autres la prennent pour un singe, alors elle est un singe. C'est dire qu'elle s'identifie bien encore à l'image que l'on lui renvoie d'elle, comme au stade du miroir c'est l'Autre qui pensé détenir la vérité de son être. Puis elle me dit que je suis poilu et que moi aussi je suis un singe, elle ajoute encore que j'ai une grande moustache et son père une petite. Soit, avoir des poils comme les singes ça ne lui plaît pas, ce n'est ni beau ni féminin, mais à travers ses questions elle interroge aussi les identités et les différences, les continuités et les discontinuités, les limites de l'humanité. Puis il y a les expressions "singer"et "faire le singe" : elle m'invente une histoire dans laquelle elle fait "le clown", c'est-à-dire où elle fait tout ce qu'elle n'a pas le droit de faire. Elle évoque son plaisir à transgresser, le plaisir de se voir faire ce qui est interdit, de défier l'autorité parentale, d'oser exister en dehors de la demande de l'adulte, autant de manière de dire non, ou plutôt de l'agir, d'être un homme et non une "poupée Barbie". C'est comme si elle ne pouvait marquer sa différence, son "territoire", c'est-à-dire s'affirmer en tant que sujet, qu'à emprunter la voie de la transgression, qu'à être hors-la-loi, et ce n'est que là qu'elle pourra éventuellement rencontrer le glaive de la loi qui va porter limite à sa jouissance. Agathe me raconte une histoire dans laquelle un renard assoiffé meurt sous le regard des "enfants prodiges". Elle m'explique qu' "un enfant prodige c'est un enfant qui dit adieu à son animal préféré, un enfant qui pleure et l'animal se remet à vivre quand il boit une larme". Cette image contraste avec celle du vampire assoiffé de sang qui hante ses cauchemars. La vie, la satisfaction, ne sont plus arrachées par la violence, mais sont un don d'amour, même si cette "réparation" garde une dimension magique. Alors que la fillette passe du registre de la destruction à celui de la réparation, on assiste à un retour massif des peurs de la phase orale : angoisses d'abandon, de la solitude, du vide, typiques de la prise de conscience par le nourrisson du fait que sa satisfaction dépende de la présence de l'Autre et de son désir. La satisfaction obtenue prend à ce moment-là le sens d'un don d'amour. Mais l'enfant a aussi quelque chose à donner, ce qui le sécurise et vient réparer son image narcissique. Séance 29 : Elle me dessine un serpent qui n'est pas content parce que les humains viennent pour le capturer. Un oiseau vient le prévenir du danger et lui conseille de retourner chez sa maman. Il ne l'écoute pas, est attrapé puis mis en cage. Le serpent ne reverra jamais sa maman. Elle ponctue son histoire de sifflements imitant ceux d'un serpent et joue à me mordre disant que je suis l'humain venu pour la capturer (et donc la séparer de sa mère). Évidemment elle reconnaît dans l'histoire de ce serpent séparé de sa mère ses propres angoisses de séparation. La séparation est ici reprise sur le mode anal avec la menace pour l'enfant, phallus coupé du corps de la mère, de finir en objet fécal déposé et oublié dans mon bureau comme le caca dans la cuvette des WC. Agathe me raconte ensuite un cauchemar : elle est dans un avion qui s'écrase et se retrouve à l'hôpital, quand elle sort il n'y a plus personne à la maison qui est remplie de dinosaures, sa famille s'est enfuie et l'a abandonnée. Elle s'inquiète de savoir si sa mère qui l'attend dans la salle d'attente n'est pas partie en l'oubliant. Pourtant elle en fait beaucoup pour qu'on ne l'oublie pas. Séance 30 : Elle me dessine une maîtresse qui fait peur aux enfants, qui a un nez de sorcière, est couverte de boutons et qui donne la varicelle aux enfants. Elle dessine sa propre main couverte de boutons et me raconte une histoire dans laquelle on lui arrache les boutons à l'hôpital mais le lendemain ils ont repoussé. Puis ces boutons finissent par couvrir tout son corps et sa mère lui interdit de manger à table en lui disant qu'elle était dégoûtante. Dans son histoire, la mère est qualifiée de "bête" et est emmenée par la police. Elle me dit qu'à l'école elle va jeter du caca sur ceux qui l'embêtent, qu'il y a des enfants qui mangent des crottes. Elle me dit d'aller manger des crottes de chien, que je suis une crotte puisque j'aime les crottes. Puis elle se dit être une crotte de pigeon et que je dois la manger, puis que je suis une crotte de chien et qu'elle va me manger. Elle termine par une question : " Qui de nous deux est la plus grosse crotte ?". Je la ramène dans la salle d'attente et là elle me traite de crotte devant sa mère. On est "dans le caca", avec une explosion de jouissance dans la transgression des interdits propres à la métaphore anale et une désidéalisation où Agathe exprime massivement son mépris et sa haine, ainsi que sa peur face à une enseignante sur laquelle elle a transféré l'image de la mère fécale qui donne des crottes à manger ou qui s'offre à la dévoration, voire qui exige qu'on la dévore. Mais c'est aussi elle qui répond à la demande de l'autre au temps de l'éducation sphinctérienne en disant "ce n'est pas moi qui t'intéresse mais ma crotte, alors prend la et bouffe la ! ". En retour, il y a la crainte qu'on puisse lui donner du "caca" à manger, voire qu'on l'empoisonne. Empoisonner la vie des autres reste un bon moyen d'occuper leur esprit. Séance 31 : Agathe qui est maintenant au CE2 étonne son entourage. Elle s'est "réveillée" dit la mère pour m'apprendre que sa fille a de bons résultats à l'école. Par contre je ne la trouve pas très calme, mais elle semble sortie de ses relations d'opposition et de provocation. Pendant l'entretien elle veut embrasser amoureusement sa mère sur la bouche et lui demande : "Pourquoi papa est ton chéri et pas le mien ?" Logiquement ce qu'elle met là en scène aurait supposé la question : "Pourquoi papa est ton chéri et pas moi ?". Puis elle met un feutre sur son front, dit qu'elle est une licorne, et fait semblant d'encorner sa mère. On voit avec quelle facilité elle peut passer d'une position masculine (homosexuelle) à une position féminine (hétérosexuelle) pour revenir à une position masculine. Son identité sexuelle dans l'Œdipe n'est vraiment pas assurée, elle endosse alternativement les deux rôles : homme pour la mère, femme pour le père, mais toujours complément phallique. Séance 32 : Elle me dit qu'elle aurait aimé avoir un frère pour que sa mère ait un garçon. Trois filles c'est trop, pense-t-elle, sa mère pourrait avoir l'idée d'en échanger une contre un garçon. Ce qui est interrogé c'est le désir de la mère avec l'idée qu'elle aurait aimé avoir au moins un enfant de sexe masculin plutôt que 3 filles. Mais elle ne s'offre plus trop à vouloir être ce garçon et ne se vit pas forcément comme étant la fille en trop. Elle me reproche d'être amoureux de sa mère, dit qu'elle va me supprimer et très agressive me lance un : "Je ne veux pas que tu embrasses ma mère !". Elle ajoute que je peux embrasser ma collègue tout en précisant que ce n'était pas bien car après elle allait avoir un enfant et que les enfants sont méchants. On retrouve la symbolique sexuelle qu'avait déjà la bouche dans les fantasmes de dévoration. Agathe exprime ouvertement la peur que je lui vole sa mère, dans cette configuration oedipienne c'est le père qui vient voler la mère à l'enfant, et c'est le rôle qui m'est attribué à ce moment du transfert par Agathe. Le père peut offrir à la mère quelque chose que l'enfant n'a pas. Agathe ne rivalise plus avec la mère pour la possession du père, mais avec le père pour l'amour de la mère. On est loin de l'époque où elle était jalouse de ma collègue qui me "volait" à elle. On voit bien les deux rôles du père dans l'Œdipe féminin : il sépare l'enfant de la mère, venant en tiers dans cette première relation amoureuse (comme chez le garçon), puis il prend la place de l'amoureux dans le fantasme de la fille, place que la Loi lui interdit d'occuper. La déception va amener la fille à haïr ce père et à se détourner de lui. Séance 33 : Agathe m'interroge : est-elle "un petit Jésus" ou "un petit diable" ? Donc deux manières pour elle d'être du sexe masculin. Je lui souligne cette impossibilité grammatico-logique. Elle en conclut : "Alors je suis une jésotte." Je lui renvoie que dans jésotte il y a "sotte", une gentille sotte. Ça la fait rire. Elle commence un dessin. Sur ma feuille j'écris "destin" au lieu de "dessin", un lapsus plein de sens. Elle représente sa mère sous les traits d'un cheval triste parce qu'il est seul, n'a pas d'enfants, de fiancé ni de copains. Soudain apparaît un cheval mâle qui lui aussi est seul. Ils se marient et ont trois enfants : elle et ses deux sœurs. Enfin un vrai mâle, un étalon ! Agathe trouve que j'ai changé de tête, elle demande le nom de ma femme et veut ma fille comme nouvelle sœur. Je ne réponds rien à ce qui pourrait être entendu comme une demande d'adoption symbolique. La revalorisation des figures parentales passe par ce pouvoir qu'ont le père et la mère de faire des enfants. L'enfant comme substitut phallique est là comme autre manière de se compléter et de combler la béance inhérente à toute rencontre amoureuse. Séance 34 : La fillette me dit qu'elle veut arrêter de venir aux séances, qu'elle n'en a plus besoin. Et effectivement elle est bien plus calme et sereine. Elle dessine un caméléon qui attrape une mouche et la mange, donc toujours la même métaphore sexuelle orale. Je lui parle du mimétisme chez le caméléon, mais elle connaît, et conclut qu'ainsi elle pourra mieux attraper la mouche et la manger. Dans son histoire, la mouche c'est moi. Puis elle représente sa mère sous les traits d'un oiseau dont elle dit qu'il bat de l'aile et qu'il veut lui aussi attraper la mouche. Le caméléon se cache et se transforme en lézard, l'oiseau l'attaque parce qu'il lui a volé sa proie. Dans la bagarre, le lézard sauve sa peau mais perd sa queue. Faut-il sacrifier sa queue pour ne pas perdre la vie ? Cela semble jouable puisque la queue du lézard repousse. Agathe est largement entrée dans la chaîne des substituts phalliques, et le perdre une fois encore n'a rien de dramatique. Ce qui me paraît intéressant c'est l'utilisation de la métaphore "battre de l'aile" que j'associe à ce qu'il en était de l'instabilité psychomotrice d'Agathe qui a un moment donné a fait parler d'hyperactivité. Un oiseau qui bat de l'aile, c'est un oiseau qui agite frénétiquement ses ailes quand il a du mal à voler, mais cela veut dire aussi être en difficulté, perdre de la force, de la crédibilité. N'est-ce pas ce qui s'est passé pour l'enfant : s'agiter pour ne pas chuter quand il a été question pour elle de voler de ses propres ailes ? On retiendra encore que dans le scénario de la fillette la castration vient comme blessure infligée par la mère dans la lutte pour le père. Et c'est sans doute une raison supplémentaire de la haïr. Mais la mère d'Agathe, c'est aussi une mère blessée, malade, qui a fait des séjours à l'hôpital, opérée… autant de représentations angoissantes de la castration. Si je voulais spécifier la dimension psychopathologique dans laquelle est prise Agathe, je l'apparenterais à la structure hystérique en ne confondant pas structure et névrose. Peut-être même que le travail fait avec elle lui évitera cette névrose, ou fera qu'elle soit moins grave. Pour le moment on peut dire qu'il est bien qu'une fillette aussi intelligente et relationnelle n'échoue pas à l'école à cause de problèmes psychiques qui sont l'expression d'une subjectivité en souffrance dans ses questionnements. Ce que j'ai proposé à cette enfant c'est de lui donner la parole dans une démarche que je définis comme psychanalytique pour la différencier des orthothérapies habituelles qui transforment l'enfant rebelle en névrose gérable. Plus la subjectivité est niée plus elle va s'exprimer à travers des symptômes et des troubles du comportement. Dès la première séance, Agathe évoque la possibilité de fabriquer un robot qui viendrait prendre la place du Chaperon Rouge, alors que la vraie resterait cachée pour ne pas se faire dévorer. Le robot c'est l'enfant réduit à ses dimensions biologiques et cognitives, un enfant programmé après avoir été rendu docile. Agathe se sent déjà exagérément écrasée par les exigences des adultes, elle se vit comme victime et gibier. Le vécu actuel fait resurgir des angoisses plus archaïques. Mais c'est un robot qui a pris sa place et qui va se faire dévorer. Quant à elle, elle ne veut être ni dévorée ni être un robot. L'angoisse de mort qu'exprime fréquemment cette enfant me semble traduire un au-delà de l'angoisse d'abandon et de la problématique liée à l'image narcissique castrée/non castrée. Il y a la peur d'un effacement du sujet, de son anéantissement par la perte de ses repères identificatoires, c'est-à-dire des signifiants qui circonscrivent sa différence, et de se voir ainsi prise au piège d'un Autre dont la volonté serait de la réduire à être son objet de satisfaction. La bouche dévorante, métaphore de la jouissance de l'Autre, réduit à son poids de viande celle qui n'a pas de phallus. Tout se passe comme si de ne pas avoir l'objet du désir de la mère faisait courir à l'enfant le risque imaginaire de se faire dévorer par cette même mère restée sur sa faim. L'idée de se soumettre à l'autorité de l'adulte réveille chez Agathe une forte angoisse et la crainte de perdre le peu d'identité qu'elle a réussi à se construire. On voit bien le danger qu'il y a à aller trop loin dans le sens de cette soumission, de cette obéissance à L'Autre : renforcer l'angoisse et les manifestations par lesquelles l'enfant défend sa subjectivité et qui constituent précisément les "troubles du comportement" pour lesquels ses parents sont venus consulter. Pourquoi l'amélioration du comportement et des relations d'Agathe à un moment donné, avec un investissement positif des apprentissages ? Du côté familial, rien n'a vraiment évolué. Du côté "psychothérapie" il semblerait qu'Agathe ait trouvé une identité stable extérieure à la jouissance menaçante de l'Autre en réinvestissant les fonctions parentales et en donnant un sens autre que négatif à la féminité à travers la maternité. S'il n'y a pas au niveau inconscient de symbolisation du sexe féminin, il y a par contre une représentation du corps maternel comme lieu où vient se loger l'enfant, et dans le cas d'Agathe il s'agit de la bouche qui préfigure l'organe génital féminin qui n'entrera en scène qu'à la puberté. S'il y a bien un thème aussi universel que le phallus c'est le ventre maternel. Sécurisée, elle peut affronter avec moins de craintes la demande des autres et investir les apprentissages. A suivre l'observation d'Agathe, on se rend bien compte qu'il faut que l'enfant symbolise quelque chose de la réalité de la différence des sexes et de leur rôle complémentaire dans la procréation pour que se mette en place une authentique structure oedipienne. Et peu importe que le père soit représenté comme celui qui d'un baiser dépose dans la bouche de la mère la graine dont jaillira l'enfant. Ce qui est essentiel c'est qu'il soit investi comme étant celui dont la femme recevra le phallus sous la forme d'un enfant. Du côté de la mère la castration c'est qu'elle ne peut pas s'auto-engendrer, qu'elle a besoin d'un homme, qui ne soit ni son fils ni son père, pour faire un enfant. C'est à partir de là que l'enfant va lui aussi être soumis à la loi et à la castration en tant qu'il ne peut pas apporter une pleine satisfaction à l'un ou l'autre de ses parents. Castrer la mère de l'enfant c'est lui donner sa juste place d'enfant et non de partenaire. L'autre question est la manière dont un enfant va s'efforcer de mettre de la distance entre lui et son Autre spéculaire, c'est-à-dire l'objet habillé de son image désirante, ce qui donne cet autre dévoré /dévorant omniprésent dans l'histoire d'Agathe, quand aucune loi ne vient organiser des relations qui restent dans le seul registre de l'imaginaire. Les limites vont être introduites dans la réalité par son comportement. C'est par son instabilité et ses "troubles des conduites" que la jeune fille, qui est entre les mâchoires de l'ogresse qu'elle s'offre à être pour les autres, va jouer son va-tout pour échapper à la dévoration. Mais on est là dans l'angoisse et non dans le réel parce qu'un au-delà de la jouissance maternelle a bien été symbolisé, même si cet au-delà reste incertain. Après, qui va pouvoir incarner dans la réalité l'Autre de la mère ? Comme au-delà de la mère castrée et dévorante, Agathe n'a pu trouver qu'un père mamifié qui donne un enfant à une femme comme une mère donne le sein. Il s'agit d'un père qui a, et peut donner, ce qui manque à la mère, une sorte de mère complète, mais pas un père. Il faudra le détour par des symboles portés par le monde animal pour que la fillette reconnaisse ce qu'est un père dans un étalon ou un taureau, pour qu'elle symbolise la dissymétrie signifiante entre l'homme et la femme dans le registre de la sexualité. Tout le chemin parcouru par Agathe aura été de redonner vie à son père, de lui donner sens, naissance, comme Autre incontournable dans son histoire lui assurant un repère en dehors du corps et du désir de la mère. Libérée des sentiments de trahison et d'abandon, Agathe peut repenser sa réalité et les difficultés qu'elle comporte pour ouvrir sa vie à d'autres possibles.
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