Eichmannisation et Eichmannisme |
Eichmannisation et eichmannisme Servitude volontaire et désir de servir Claude Kessler (2022) Les considérations psychiatriques et psychologiques ne nous indiquent en rien qu'il puisse y avoir un quelconque lien entre les crimes dont s'est rendu coupable Eichmann et sa personnalité. Mais ce n'est pas pour autant que l'on pourrait affirmer que n'importe qui, ayant son talent d'organisateur, et mis dans les mêmes conditions historiques, aurait pu le remplacer dans le rôle qu'il a joué dans le judéocide. Il n'en est pas moins devenu le symbole de tous ceux qui ne connaissent aucune limite à leur obéissance aux ordres de l'État et qui s'imaginent ne pas porter la responsabilité de leurs actes dans la mesure où ils n'ont fait qu'exécuter les ordres d'une autorité légitime. Ce n'est pas sans raison, qu'Istvan Kulcsár a inventé, à propos de cette matière d'être et de penser, particulièrement banale encore de nos jours, le néologisme d'"eichmannisme"(1). Mais cette forme de déshumanisation n'est pas réservée aux seuls serviteurs de l'État dans un pays en guerre, et pour en avoir la confirmation il suffit d'observer ce qu'il en est du comportement des eichmanniens dans le monde du travail, et ceci de nos jours. Nous n'avons aucune difficulté à trouver autour de nous des individus prêts à aller loin, même très loin, pour une promotion, une prime, ou simplement pour conserver leur emploi. Ils sont appréciés par leur hiérarchie, comme l'était Eichmann par ses supérieurs. L'obéissance et la soumission, avec la performance et le rendement, tiennent une place privilégiée dans les "qualités" requises pour une bonne adaptation sociale. On est là bien loin des "vertus cardinales" telles que les pensait Platon, et qui étaient la prudence, la tempérance, la force et la justice. Nos sociétés sont à l'opposé d'une éthique, comme celle de la psychanalyse, qui voudrait que ce qui est important, pour un être humain, c'est de rencontrer quelque chose de la vérité de son désir. Ou, en d'autres termes, de trouver son chemin dans la vie. Trop souvent l'homme se contente de suivre la voie qui lui a été tracée par d'autres, comme un train enchaîné à ses rails. Qu'est-ce qui fait d'une autorité, une autorité légitime ? Dans le cadre du travail, la situation est simple, du moins en apparence : les devoirs et les droits des parties sont fixés par un contrat encadré par la législation. Mais la situation réelle est beaucoup plus compliquée et les exigences de l'employeur ne se limitent pas forcément à ce qui est prévu dans le contrat. Et l'employé n'a guère d'autre solution que de se soumettre aux exigences du patron, même immorales ou illégales, s'il veut garder son emploi. Il a bien sûr la possibilité de recourir aux tribunaux, mais il s'agit là d'une démarche souvent pleine de désillusions, surtout pour les fonctionnaires. Quand l'autorité est celle d'un représentant de l'État, la soumission se trouve amplifiée. Ainsi les fonctionnaires sont astreints à un devoir d'obéissance dont les limites sont floues et parfois arbitraires. Rien n'est plus facile que de justifier le droit à l'auto-défense contre de prétendues menaces. "Quand on veut noyer son chien, on dit qu'il a la rage", nous rappelle un dicton populaire. Et quand on veut attaquer l'Irak on l'accuse de détenir des armes de destruction massive. Si en plus, l'État fournit à ses commis une rémunération valorisante, un uniforme et des armes, tout en leur répétant qu'ils constituent l'élite de la nation comme cela se fait dans certaines écoles, et si, de surcroît, il leur assure l'impunité, plus rien ne vient faire limite à l'obéissance, si ce n'est la conscience. Mais, la conscience morale se laisse facilement abuser, et toute justification peut faire l'affaire, à la seule condition d'y croire car le "faire semblant" ne suffit pas à berner un surmoi toujours bien informé. Eichmann s'est trompé de chemin en suivant celui que les nazis lui ont tracé, et c'est là, très probablement, le sens de cette peur qui ne le quittait jamais dont nous parle Istvan Kulcsár dans son article. Les adultes ne sont pas très différents de ces enfants qui, vers 8 ou 9 ans, disent vouloir être soldats quand ils seront grands, et qui, si on leur explique qu'être soldat cela signifie aussi faire la guerre et tuer, nous répondent : "Oui, mais on ne tue que les méchants." Ainsi l'État français ne nous dit pas que l'objectif de ses troupes qui guerroient en Afrique est de préserver les intérêts des multinationales et de leurs actionnaires en quête de minerais rares, et met en avant la menace terroriste ou la défense de la démocratie, alors même que ces actions militaires contribuent à maintenir au pouvoir des dictatures corrompues. C'est aussi ainsi que les guerres coloniales ont été longtemps présentées comme ayant été des missions civilisatrices. Il semble indispensable pour les belligérants et les assassins de masse de se donner le beau rôle et de présenter l'anéantissement de l'ennemi désigné comme légitime. Ainsi la Russie vient d'attaquer l'Ukraine en déclarant que ce pays était un repaire de nazis, et que les Ukrainiens russophones étaient en danger. En Russie, la majorité de la population adhère à cette version, sans doute plus par solidarité patriotique que par raison. Mais pourquoi vouloir sauver les apparences ? Pourquoi ne pas dire simplement : "On va les tuer pour voler leurs terres" ? Même les responsables nazis du judéocide ont fait de gros efforts pour cacher la vérité à un peuple allemand prêt à spolier les Juifs et à les déporter, mais non à les massacrer, en tout cas pas les Juifs allemands. Himmler avait conscience que les Allemands n'étaient pas prêts à accepter l'anéantissement de toute la population juive d'Europe et que l'idéologie nazie n'avait pas effacé complètement la morale judéo-chrétienne, ce qu'avait prouvé le mouvement d'indignation de la population quand elle a été confrontée à l'assassinat des handicapés. Il n'y a pas eu pareille indignation en France pour les 45 000 malades que l'État a laissés mourir de faim. Même Paul Claudel ne s'est guère préoccupé de sa soeur, la sculptrice Camille Claudel décédée à l'asile de Montfavet le 19 octobre 1943, probablement des suites d'une malnutrition chronique. Comme nous l'avons déjà vu, l'enjeu du jugement moral est narcissique : à l'exception du pervers, qui jouit de se voir en "merde", personne n'a envie de se regarder dans son miroir en se disant : "je suis un salaud et content de l'être ". Mais, comme le disait justement Eichmann, il ne voyait pas en lui un "Schweinehund". La crédulité de la conscience et sa propension à la méconnaissance paraissent sans limite. Les dirigeants politiques trompent facilement la population quand cela peut servir leurs desseins. C'est même là la norme en politique, même pour ceux qui n'ont pas écrit un mémoire sur Machiavel. Ainsi, cela a été le cas pour l'accusation de détention d'armes de destruction massive pour justifier l'invasion de l'Irak. Actuellement nous avons l'accusation de nazisme proférée par le pouvoir russe contre les Ukrainiens pour justifier l'invasion de leur pays. Comment peut-on croire de telles allégations ? Le "peuple" semble prêt à avaler n'importe quelle couleuvre, pourvu qu'elle sorte de la télévision, d'un livre ou de la bouche d'un personnage en vue. Oser remettre en cause la vérité officielle serait sans doute trop angoissant et l'idée d'accepter d'être gouverné par des menteurs trop humiliante. Saint Thomas, l'Incrédule n'a pas bonne presse dans la chrétienté. Et actuellement ceux qui remettent en cause les vérités officielles qui nous sont assénées par les médias se voient un peu vite qualifiés de "complotistes". Tous les groupes exercent une forte pression sur leurs membres, non seulement pour éviter toute déviance ou hérésie, mais aussi toute attitude critique. Et il en va de même quand il s'agit d'adhérer aux valeurs et aux croyances d'une société. Mais, plus banalement, le vulgum pecus, ne sait pas quoi penser et ne pense rien. Alors il se nourrit de la pensée des autres ou se réfugie dans la vérité officielle comme dans une seconde peau. Nombreux sont ceux pour qui penser prend le sens de transgresser un interdit, là aussi le Diktat de la norme fait loi. Eichmann se définissait comme étant un idéaliste, du moins à l'époque où il organisait l'émigration forcée des Juifs en Palestine. À l'écouter, son but aurait alors été le même que celui des sionistes, mais évidemment son objectif n'était pas la création d'un État pour les juifs, mais de les chasser d'Allemagne. Cela n'empêche pas qu'il pouvait adhérer sincèrement au slogan : "Un peuple, une terre." Idéaliste, il l'a sans doute été aussi en se convertissant au nazisme : il avait besoin de croire en quelqu'un ou quelque chose pour donner un sens à sa vie et soigner par là une dépression toujours menaçante. Johann Chapoutot (2) nous décrit admirablement le profond désarroi des Allemands dans les années 1920 et au début des années 1930, ainsi que ses causes. Le nazisme est venu comme un remède pour de nombreux Allemands, d'abord en donnant un sens au désastre qui frappait leur pays, puis en leur proposant un sauveur dans la personne de Hitler, appelé au chevet d'une race germanique présentée comme étant menacée d'extinction par le "virus" juif". Le nazisme s'inscrit dans une conception "darwinienne" de la vie qui dominait largement la pensée scientifique du 19ème siècle. Cela explique que tant d'individus aient pu adhérer à une vision du monde réduisant la vie au biologique et à la lutte des races pour leur survie. Mais cette "vision" scientiste a surtout servi à donner un semblant de légitimité à des projets politiques, voire au discours délirant incarné par Hitler. Le nazisme ne s'est pas contenté de dénoncer les valeurs judéochrétiennes, il a offert, mais au profit de la seule race aryenne, un nouveau dieu : la nature, et de nouvelles lois, celles de la biologie du XIXème siècle pour laquelle la vie se résumait à procréer, lutter pour sa survie et celle de son espèce, puis mourir. Cette conception de la vie, outre l'influence des Sciences Naturelles triomphantes du 19ème siècle, a sans doute aussi à voir avec la vie dans les tranchées de 14/18 et l'homme "chair à canon". Cela a fait du nazisme une idéologie de malades traumatisés par la guerre et une défaite dont ils refusaient la responsabilité pour l'imputer à des forces extérieures regroupées sous le vocable de "complot judéo-bolchévique". Le concept d'une vie ramenée à sa dimension biologique, de même que le projet de préserver le patrimoine génétique d'une prétendue race germanique, pour délirants qu'ils soient, n'étaient pas que du discours pour les dirigeants nazis, mais ont abouti à une action réelle visant à éliminer, d'abord les handicapés allemands, puis tous ceux qualifiés de sous-hommes ou de dégénérés. Le peuple allemand n'a pas échappé à ce processus de déshumanisation, mais celle-ci a pris une autre forme, celle des bourreaux. Privés de tout droit politique, mis au pas, soumis à un pouvoir totalitaire et aux impératifs de la race, les Allemands sont alors devenus semblables, et ce en bien des points, à des automates dociles aux ordres de l'État. Victor Klemperer écrit à propos de l'expression "Gleichschaltung", mot-clé de la LTI ("la langue du Troisième Reich) signifiant "mise au pas" et "uniformisation" : "On peut entendre le déclic du bouton sur lequel on appuie pour donner à des êtres humains [...] une attitude, un mouvement uniformes et automatiques [...]. Dans la LTI, aucun autre terme technique, en empiétant sur un domaine qui n'est pas le sien, ne saurait révéler aussi crûment la tendance à la mécanisation et à l'automatisation que ce 'gleichschalten' (3)." Mais l'emploi des métaphores mécaniques ou électro-magnétiques ne s'arrête pas là. Parlant de Goebbels, ce même auteur écrit : " [...] Et ce prédicateur persuasif ne se contente pas de se comparer, de comparer tous ses fidèles, à des machines, non, il s'identifie, il les identifie à elles. Une manière de penser plus dénuée d'esprit que celle qui se trahit ici est impossible (4)." Cependant Klemperer affirme que "le national-socialisme n'a pas voulu dépersonnaliser ni réifier les Germains auxquels il reconnaissait la qualité d'êtres humains (5)." Il voit, et à juste titre, dans l'exigence d'une obéissance aveugle et inconditionnelle "l'essence de toute éducation militaire." Mais transformer des êtres humains en machines à obéir programmées sur le modèle de la discipline militaire, n'est-ce pas précisément une dépersonnalisation, littéralement ? Nous retrouvons dans l'idée de machine humaine, le clivage pervers avec l'affirmation simultanée de deux propositions inconciliables : le nazi comme personne humaine et robot. Faites d'un homme un robot, et vous aurez les deux à la fois. Klemperer est la victime de son temps et de son éducation, quand il écrit : "Le national-socialisme ne veut en aucun cas porter atteinte à la personne, au contraire, il veut l'élever, mais cela n'exclut pas qu'il la mécanise en même temps : chacun doit être un automate entre les mains de son supérieur et de son Führer [...] (6)." Eichmann aurait pu écrire cela. Ce que nous rapporte Istvan Kulcsár, nous indique qu'Eichmann avait intériorisé une conception déshumanisée et mécaniste de l'homme, et de la vie en général, tout à fait en accord avec l'idéologie nazie. Mais se concevoir, comme ce fut le cas pour lui, comme étant un tas d'atomes en recyclage permanent, est aussi une attitude défensive qui, en niant toute dimension spirituelle à la vie humaine, la désacralise. Du coup, mourir ou tuer en vient à n'être qu'une banalité, ce qui est peut-être vrai, surtout à l'échelle cosmique, mais qui n'en signifie pas moins un désinvestissement libidinal du corps et de la psyché qui fait de la personne humaine l'analogon d'un cadavre vivant. Si la question de l'obsessionnel est, comme le dit Lacan, "Suis-je vivant ou mort ?", la réponse perverse, et défensive en l'occurrence, serait, là aussi : " Les deux". Qu'un enfant s'approprie la vision de soi et du monde qui lui est transmise par ses parents n'a pas de quoi nous surprendre. Mais il semble pouvoir aller de même pour un adulte qui, en entrant dans un "ordre", fait siennes les vérités qui dès lors le définissent. Être hitlérien, freudien, ou tout autre, c'est bien s'inscrire dans une filiation symbolique et se convertir à une certaine "vérité". La métamorphose suit alors l'introjection du signifiant. Eichmann n'était pas le genre d'individu à avoir la prétention de définir lui-même sa vérité quand il a adhéré au Parti nazi à 26 ans, ce projet lui est venu bien plus tard. Pour faire le choix de revêtir un uniforme, il faut déjà une bonne dose de conformisme et y trouver une satisfaction narcissique dépassant celle que l'on éprouve habituellement d'appartenir à un groupe. Il n'a cessé de se présenter au cours de son procès comme n'ayant jamais été qu'un simple serviteur aux ordres de son Führer. Serviteur il l'a été, ainsi que disciple, mais sans doute pas que cela. Mais, il n'avait rien de "l'audace des races nobles" dont nous parle Nietzsche dans sa "Généalogie de la morale", ni le profil d'un "tueur en série" ou d'un "monstre pervers". En même temps, nous savons qu'il était très différent dans sa vie privée de ce qu'il était en service : presque quelqu'un de normal. Les moralistes nous expliqueront en quoi Eichmann est plus coupable qu'un Papon qui fut responsable de la déportation des Juifs bordelais à la préfecture de la Gironde et qui continua, après guerre, une brillante carrière de haut-fonctionnaire et d'homme politique pour être finalement jugé pour crime contre l'humanité en 1998 et condamné à dix ans de réclusion criminelle. Il n'en fera cependant que trois. Mort en 2007, il fut enterré avec sa légion d'honneur. Dans toute l'Europe, des millions de personnes participèrent de près ou de loin aux crimes commis par les Nazis, peu furent finalement jugés et condamnés. Nos moralistes nous expliqueront aussi en quoi tuer des dizaines de milliers de civils lors de bombardements est plus acceptable moralement que le judéocide, et en quoi ce dernier est plus condamnable que d'autres massacres de masse ou crimes "oubliés". Est-ce le nombre de victimes qui fait la différence ? Personnellement je ne le pense pas. La motivation d'Eichmann, dans ses activités criminelles, n'était manifestement pas de satisfaire des pulsions sadiques, du moins au sens de trouver un plaisir à faire souffrir autrui. Et même s'il avait eu ce genre de fantasmes, sa phobie du sang et de la violence l'aurait empêché d'en faire son quotidien. Disons plutôt qu'il fuyait ses pulsions sadiques, et que même il les retournait sur lui-même. Par contre, l'idéal nazi de pureté raciale et d'une Allemagne sans Juifs avait trouvé en lui un écho. À cela rien de vraiment étonnant quand on connaît l'importance de la propreté et du nettoyage pour l'obsessionnel, ainsi que son idéal d'un être dépourvu de désir, le désir, signifiant pour lui un échec de la maîtrise. Rien d'étonnant non plus à ce qu'il ait trouvé une intense satisfaction narcissique dans le pouvoir que ses fonctions lui conféraient et l'importance de sa mission. Parmi tous les slogans qu'Eichmann qualifiait de "mots ailés" ("geflügelte Worte"), celui qu'il répétait le plus souvent, concernait l'assassinat des prétendus "sous-hommes" et disait : "Ce sont là des batailles que les générations futures n'auront plus à livrer." L'utilisation de l'expression "mots ailés ", signifiant dicton ou proverbe, pour qualifier les slogans nazis, a fait rire lors de son procès. Mais, on peut aussi entendre là une métaphore désignant un rituel verbal utilisé à des fins anti-dépressives, c'est-à-dire des énoncés capables d'apporter soutien et motivation, donc de "donner des ailes". Eichmann aurait-il pu ne pas être nazi alors que les lois, la justice, l'école, et en fin de compte la société tout entière étaient nazies ? Si certains Allemands, peu nombreux, ont réussi à se préserver de cette réalité en se donnant la possibilité de rester à l'écart, et que d'autres ont fui à l'étranger, rares sont ceux qui ont résisté au risque de leur vie après 1938. Le Parti nazi était l'ascenseur social de l'époque et de nombreuses personnes ont adhéré ou sympathisé par pur opportunisme. La SS a fourni à Eichmann une carrière à laquelle il n'aurait pas pu prétendre autrement, une carrière qu'il pensait avoir menée honnêtement en affirmant qu'il n'avait à aucun moment détourné ses fonctions pour s'enrichir personnellement, alors que d'autres autour de lui n'ont pas eu les mêmes scrupules. Il a indéniablement fait preuve d'une grande adaptabilité sociale, même si en passant du commerce des produits pétroliers à celui des humains il a perdu sa conscience, ou du moins l'a clivée. Il ne me paraît pas exagéré de qualifier l'univers nazi de monde fécalisé. Du côté des victimes, nous avons l'équation "cadavre = fèces" ou encore l'expression "anus mundi" dont on nous rapporte qu'elle fut employée par un médecin SS pour qualifier le camp de la mort d'Auschwitz. Au mauvais objet fécal persécuté puis éliminé correspond son image inversée, c'est-à-dire sa version persécutrice. Qu'est-ce qui ressemble davantage à une collection d'étrons noirs parfaitement alignés que les troupes nazies paradant à Berlin ou ailleurs ! La pulsion anale c'est aussi la pulsion d'emprise qui, avant toute jouissance sadique ou masochiste, vise à la maîtrise totale de l'objet par le rectum, organe métaphorique qui sied parfaitement à l'état totalitaire. La quête est celle d'une jouissance cherchée dans la domination totale autant, des bourreaux que des victimes, considérés les uns comme de bons objets, les autres de mauvais. Tous sont les enfants, les "cacas boudins", nés du cerveau malade d'un dictateur qui divisait le monde en "bons aryens" et mauvais "sémites", mais tous déshumanisés avant d'être "hitlérisés" La déshumanisation dont il est question ici n'est en rien propre au nazisme, elle est celle de l'homme moderne, déjà dénoncée par Charlie Chaplin en 1936 dans son film "Les Temps Modernes". Mais ce n'est pas que dans le monde du travail que l'homme est un robot parmi les machines : le comportement et la pensée du citoyen, du consommateur, des parents et des enfants, etc. sont tout autant programmés que ceux du travailleur. Les sociétés modernes fournissent à l'homme ce qu'il demande : être une chose non pensante, donc précisément ce que le pouvoir politique lui demande d'être. Ce que la société moderne nous dit, c'est : "Vous n'êtes pas là pour penser, mais pour obéir, travailler, consommer, vous reproduire, et évidemment mourir pour la patrie si cela NOUS paraît nécessaire. Surtout faites-nous confiance, "ON" pense pour vous." Penser nécessite de dire "non" à la satisfaction immédiate, c'est-à-dire un détour du principe de plaisir par le principe de réalité. L'homme ordinaire préfère se bercer d'illusions que de remettre en cause les croyances qui lui ont été inculquées. Les religions l'ont bien préparé à cela, et le nazisme a été en bien des points comparable à une religion. Penser c'est se questionner, c'est poser du non-être dans l'être avec la peur de s'y perdre. En définissant le nazisme comme étant de la "biologie appliquée" (Chapoutot), Hitler ne pouvait laisser aucune place à une dimension spirituelle qui confère à tout individu, allemand ou autre, son humanité, et les droits qui lui sont attachés. Pour les nazis, si l'homme avait des droits naturels, ce n'était donc pas au sens de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, mais au sens des lois de la nature dans sa version darwinienne de la lutte des espèces pour leur survie. L'idéal ainsi proposé était de vivre comme les animaux dans la nature, là où le gros mange le petit, et où aucune "sensiblerie" n'est de mise. Humaniser l'homme, c'est l'idéaliser, et inversement, le désidéaliser, c'est le déshumaniser. L'hitlérisation du moi des Allemands a été la conséquence d'une introjection des fantasmes et de l'idéal du "père fondateur" sous la bannière duquel ils se sont rangés. Peu importe que la bible du nazisme, "Mein Kampf" ait été la collection des rationalisations que Hitler a trouvées autour de lui, dans l'air du temps pour ainsi dire, pour donner du sens à un vécu pathologique : son délire a été partagé par d'autres qui avaient la même expérience d'une catastrophe personnelle et collective, puis il a fait école. Le charisme personnel de Hitler lui a permis d'incarner la figure du sauveur, celui de l'Allemagne et des Allemands. L'adhésion aux projets du Führer n'était pas simplement une conséquence de la propagande, elle s'appuyait aussi sur une communauté de fantasmes. Le délire qui s'exprime dans "Mein Kampf" est le reflet d'une époque, ce qui explique son succès. Mais point n'était nécessaire de lire le livre. Que veut dire Eichmann quand il affirme que, bien que n'étant pas antisémite, il a fait sien l'idéal d'une Allemagne sans Juifs, une Allemagne "judenfrei" (libérée des Juifs) ou encore "judenrein"(nettoyée de ses Juifs) ? N'est-ce pas là reconnaître qu'il n'a pas fait qu'obéir à son Führer, mais qu'il a introjecté l'idéal de ce dernier, sans doute par étayage sur son propre idéal obsessionnel de propreté et de pureté. Un groupe se constitue sur le partage d'un même idéal. Qu'il ait été un fanatique ou non, Eichmann a été un nazi convaincu et n'a pas fait qu'obéir à une autorité légitime. Mais la conversion à cette nouvelle religion et à son dieu, Hitler, a aussi nécessité un remodelage de son surmoi. "Et de même que, écrit Arendt, dans les pays civilisés, la loi suppose que la voix de la conscience dise à chacun : 'Tu ne tueras point' [...], de même la loi du pays de Hitler exigeait que la voix de la conscience dise à chacun : 'Tu tueras' [...]. (7)" Dire à quelqu'un : "Ta volonté est ma loi" c'est le reconnaître comme père symbolique, c'est aussi le comble du masochisme : abandonner sa conscience morale aux pieds d'un Autre et devenir son jouet. Il a fait du serment de loyauté au Führer un contrat à la Sacher-Masoch et a suivi son maître à la trace. Lors de son procès, Eichmann a souligné que personne ne lui avait jamais dit, à l'époque de ses crimes, que ce qu'il faisait était mal. Par contre, il est certain que ses promotions successives ont été pour lui un encouragement à persévérer dans la voie du crime. Quoiqu'il ait pu en dire, il savait bien que ce qu'il faisait était mal, mais un mal pour un bien qu'il considérait comme supérieur : celui de l'Allemagne, et bien sûr le sien. Des millénaires de soumission ont éradiqué de la conscience humaine l'idée que tout individu était le seul maître de sa vie. Et il en va encore ainsi de nos jours. De la même manière, la morale judéo-chrétienne a fait de l'obéissance la vertu suprême, tant la soumission à Dieu, qu'à l'État. Dans la Lettre de Saint-Paul aux Romains, il est écrit : " Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu ; si bien qu’en se dressant contre l’autorité, on est contre l’ordre des choses établi par Dieu, et en prenant cette position, on attire sur soi le jugement." L'obéissance est ainsi définie par rapport à une Autorité et non par rapport au Bien. Dès lors refuser d'obéir à une autorité légitime, et ce même pour un bien supérieur, ne peut que relever de la transgression. On se souvient qu'Eichmann, après avoir aidé des juifs à la demande de son oncle, a été torturé par sa conscience au point de confesser sa faute à ses supérieurs. Par ailleurs, ses accès dépressifs nous confirment qu'il avait de la haine pour lui-même, ce qui n'a rien d'original pour quelqu'un qui a été élevé dans la religion chrétienne. Le révérend Hull, un missionnaire protestant qui a eu des entretiens avec Eichmann alors que ce dernier attendait la suite donnée à son recours devant la cour d'appel, a fait une constatation allant dans le même sens (8). L'image négative qu'il a de lui-même, et dont il n'a pas conscience quand il dit à son procès ne pas se voir pas comme étant un "salaud", se révèle dans la planche 7 BM du TAT où il qualifie le fils vu dans l'image qui lui est présentée, de "moralement inférieur" et de "débauché" ("Moralisch minderwertig","Lasterhaft"). Dans le même ordre d'idées, nous trouvons ses fantasmes de trouver une mort héroïque en se battant contre l'armée russe s'approchant de Budapest fin décembre 1944. Mais cela ne se fit pas : " Une fois de plus, je n'eus pas de chance" déclara-t-il lors d'un interrogatoire (9). Le même scénario se répéta à Berlin. L'engagement idéologique des élites, que ce soit par conviction, opportunisme ou par lâcheté, a été indispensable pour assurer le succès du projet de Hitler et lui donner une légitimité. Sur les 15 participants à la conférence de Wannsee, 9 portaient le titre de docteur. L'adhésion de l'élite à la solution finale fut pour Eichmann, non seulement un encouragement et la confirmation qu'il avait fait le bon choix, mais une absolution. En janvier 1942, il avait encore quelques doutes quant à une solution finale qu'il trouvait trop violente. Mais après avoir assisté à la conférence de Wannsee, où il assurait le secrétariat de Heydrich, et après avoir constaté l'adhésion à ce projet des "hommes les plus éminents, les papes du IIIème Reich "ses doutes se dissipèrent (10)." Face à ces personnalités qu'il admirait pour leur situation sociale largement supérieure à la sienne, il s'est contenté d'être un "suiveur" (ou un "marcheur). Il a adopté une attitude de soumission, semblable en cela à l'enfant sage pour lequel obéir à ses parents, ou à d'autres adultes représentant l'autorité, constitue un idéal Nous sommes tous plus ou moins formatés dans ce sens, et la révolte n'exclut pas la soumission, bien au contraire. Il est communément admis qu'un enfant est irresponsable de ses actes, et les adultes diminués mentalement sont traités de la même manière. Eichmann s'est comporté, face à sa hiérarchie, comme s'il était un handicapé placé sous tutelle. Une telle attitude est, non seulement considérée comme étant la norme dans nos sociétés, mais est hautement valorisée. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'il ait été considéré comme sain d'esprit par les experts, et partant responsable de ses actes. Est-il devenu un "monstre" simplement parce qu'il n'a pas su dire "non" à la norme sociale dominante de son époque, le nazisme ? La réponse à cette question importe peu. Une des difficultés de la démarche psychologique en matière pénale est que les criminels sont jugés et condamnés, non pour ce qu'ils sont, mais pour leurs actes, et cela même si des circonstances atténuantes peuvent venir adoucir la sanction. D'autre part, les experts auprès de tribunaux se basent parfois, voire souvent, sur des actes présumés pour en tirer des conclusions quant à la personnalité du prévenu. Encore que pour une grande majorité d'anciens nazis et leurs complices, le problème n'a pas été celui d'une excessive sévérité de la Justice à leur égard, mais plutôt celui d'une incroyable indulgence, ce qui a permis à certains d'entre eux de jouer un rôle politique de premier plan après la guerre. Eichmann s'est ainsi contenté de suivre le chemin que son père puis d'autres figures paternelles lui ont tracé. Suite à ses échecs scolaires, son père lui avait fourni un premier emploi comme ouvrier mineur, puis il l'a fait embaucher comme représentant de commerce dans une compagnie d'électricité. Il quitta cet emploi pour être le représentant d'une compagnie pétrolière, poste qu'il obtint grâce à un cousin de sa belle-mère. Ses supérieurs hiérarchiques successifs dans la SS jouèrent un rôle analogue. Il en a résulté que ses buts ont été avant tout ceux qu'on lui avait fixés, sans qu'il ait de réel projet personnel, si bien que la défaite de l'Allemagne fut pour lui un véritable drame car il n'avait plus personne à qui obéir, plus d'ordre à exécuter. Cependant, quelles qu'aient pu être les motivations personnelles d'Eichmann ou le rôle de la propagande dans sa conversion au nazisme, celle-ci n'a pas été une simple soumission. Sa métamorphose en génocideur résulte d'une transformation en profondeur de sa personnalité, transformation qui relève d'un processus inconscient proche du mimétisme hystérique, mais qui n'est en rien spécifique à l'hystérie. Le sujet en arrive alors à faire siens le désir et les fantasmes d'un autre, individu ou groupe, sur la base d'un signifiant partagé. Le "Führerprinzip" ne se réduit donc pas à une obéissance mécanique, dans le cadre d'un système hiérarchisé, à des ordres ayant valeur de loi. Cela Arendt l'a bien saisi dans son commentaire des propos d'Eichmann disant, à son procès, qu'à partir du moment où il avait été chargé de mettre en oeuvre la solution finale, il avait cessé de vivre selon les principes de Kant. Selon la philosophe, il n'avait pas simplement écarté l'impératif kantien disant : "Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en une loi universelle", mais l'avait déformé pour lui faire dire : " Agis comme si le principe de tes actes était le même que celui du législateur (11)". Cela impliquait pour les Allemands d'identifier leur propre volonté à celle de Hitler, selon la formule de Hans Frank disant : " Agis de telle manière que le Führer, s'il avait connaissance de ton action, l'approuverait (12)." Le nazi c'est alors celui qui substitue la volonté du Führer à sa propre volonté, comme s'il était possédé, et c'est là que nous retrouvons l'hystérie. Nous avons vu que la conférence de Wannsee a joué un rôle déterminant dans la vie d'Eichmann. Le gain narcissique qu'il a retiré de se voir jouer dans la cour des grands l'a protégé de l'hémorragie qui aurait pu résulter d'un forçage de sa répugnance pour le sang et la violence. Wannsee lui a donné un nouveau contenant, un nouveau corps : celui du cercle fermé des organisateurs du judéocide. C'est là qu'il a choisi définitivement de renier sa personnalité pour en confier la direction à d'autres auxquels il accepte alors de faire allégeance, à l'instar d'un animal devenant domestique en se soumettant à son maître. Cette négation de soi est pour ce subalterne de haut niveau autant une preuve d'amour donnée au Führer qu'un sacrifice de soi pour obtenir, non une place au paradis, mais en enfer. Eichmann se fait cadavre d'homme dans une relation mystique à la parole d'un dieu/diable nazi portée par ses apôtres. Apprenant la Solution finale, Eichmann s'interroge : "Qui était-il pour juger ? Qui était-il pour avoir des idées personnelles sur la question (13).". Il essaye de se justifier à ses propres yeux, de rendre sa désubjectivation - l'abandon de son libre-choix - raisonnable et acceptable. Il a été plus séduit que convaincu par les notables diplômés qui ont participé à cette fameuse conférence : en servant des hommes illustres, il se sentait moins petit à défaut d'être grand. L'admiration qu'il avait pour le statut social de ces individus l'empêchait de voir qu'il n'avait affaire qu'à des bandits. L'amour rend aveugle, et voilà Eichmann chevalier servant du crime. Promotion et aliénation vont de pair. Arendt écrit :" (...] Dans les pays civilisés, la loi suppose que la voix de la conscience dise à chacun : 'Tu ne tueras point', même si l'homme a, de temps à autre, des désirs ou des penchants meurtriers, de même la loi du pays de Hitler exigeait que la voix de la conscience dise à chacun : "Tu tueras', même si les organisateurs de massacres savaient parfaitement que le meurtre va à l'encontre des désirs normaux [...] (14)."La philosophe semble oublier qu'il y a une situation dans laquelle le principe supposé universel de l'interdit du meurtre est universellement inversé en obligation : cela s'appelle l'état de guerre. On peut éventuellement faire une distinction entre guerres défensives et guerres d'agression, et faire bénéficier les premières de la même indulgence que les actes commis dans le cadre de la légitime défense. Mais tuer en état de légitime défense reste un homicide, sauf qu'il n'est pas punissable au regard de la loi (les juristes parlent d'irresponsabilité pénale). Alors, pour rendre les guerres acceptables par la population, les "poussent à la guerre" invoquent facilement un danger, une menace, et, quand il n'y en a pas, ils l'inventent. La conséquence de l'état de guerre est l'obligation légale et morale pour la population de prendre les armes contre un adversaire qui lui est désigné. Dans ces conditions, l'homicide, celui de l'ennemi, est glorifié et les tueurs récompensés. Quant aux "mauvais" citoyens, ceux qui refusent de se battre, ils sont mis en prison ou exécutés, à moins qu'ils n'aient la possibilité de fuir vers un pays neutre. Hitler a fourni aux Allemands une nouvelle menace, sous la forme d'un ennemi intérieur : les juifs déshumanisés en "virus", présentés comme un danger pour la pureté de la race germanique, et donc à éliminer. Nous savons que ces idées de pureté raciale et de sous-hommes n'avaient rien d'original, Hitler les a puisées dans la pensée libérale du 19ème siècle liant darwinisme social, racisme et eugénisme. Il a suffi d'ajouter à ces ingrédients de base l'antisémitisme et l'anticommunisme en reprenant le refrain, bien connu à l'époque, de la menace judéo-bolchevique. Sur leur radeau, après le naufrage, les survivants jettent aux requins ceux de leurs compagnons qui les encombrent et en consomment d'autres. C'est ainsi que l'idéologie nazie a servi de radeau aux Allemands après le naufrage de leur pays, "Mutterland" pour les uns, "Vaterland" pour les autres. Orphelins de mère et de père, ils se sont trouvé, après l'échec de la République de Weimar, un nouveau signifiant : la croix gammée, symbole d'unité idéologique mais aussi raciale, avec l'idée d'une communauté germanique partageant le même matériel génétique. Le lien est alors double : symbolique et réel. Cela a peut-être à voir avec le mystère entourant l'identité du grand-père d'Adolf Hitler et l'hypothèse qu'il aurait pu être juif. Il s'agirait donc d'effacer une filiation au profit d'une autre. Quant à savoir si ce grand-père inconnu était juif ou non, peu importe : l'important est que Hitler ait pu le croire ou le redouter. On sait que la religion judéo-chrétienne a bien préparé l'Occident à la soumission et au masochisme. Mais on peut aussi aller voir du côté de Socrate qui, par amour de la loi, s'est plié à la sentence le condamnant au suicide, alors même qu'il se savait innocent des fautes qui lui étaient reprochées. Par là il veut nous enseigner que le souverain bien c'est de se soumettre aux lois de la Cité même quand elles sont injustes. D'une certaine manière Eichmann a été plus près de Socrate que de Kant : seul dans sa prison, et en lien avec le projet d'écrire ses "Mémoires"(15), il n'a pas pu s'empêcher de référer au philosophe. Il voyait sans doute quelque analogie entre sa situation et celle de Socrate attendant la mort, mais, surtout, il a présenté sa démarche autobiographique comme devant le mener à la découverte de sa propre vérité. Il raconte avoir songé à reprendre, comme titre pour ses "Mémoires", le précepte gravé à l'entrée du temple d'Apollon à Delphes : "Gnothi seauton".
L'humain se laisse facilement convaincre, surtout quand on lui sert ce qu'il a envie d'entendre. La désubjectivation n'est pas qu'imposée par des forces extérieures à l'individu, elle est aussi demandée par lui. Eichmann n'a pas adhéré au parti nazi par simple conformisme. Il écrit, dans ses Mémoires, qu'il a adhéré au Parti nazi parce qu'il rêvait d'une revanche de l'Allemagne sur le Traité de Versailles, et que Hitler en était la clé. Son adhésion au nazisme n'a donc pas été très différente de celle beaucoup d'autres qui voyaient en Hitler l'incarnation de leurs propres aspirations, mais dont l'antisémitisme n'était pas forcément la priorité. Comme toute conversion, celle d'Eichmann a donné ou redonné du sens à sa vie, avec une cause à laquelle se consacrer, puis, avec son entrée dans la SS, un métier et un statut social : de croyant il est devenu prêtre officiant. Qui dit religion dit foi en un dieu. Et c'est bien de "dieux" qu'Eichmann a qualifié les dirigeants nazis dans ses mémoires. Là aussi, il était semblable à de nombreux Allemands qui vénéraient Hitler, lui vouant un véritable culte. L'homme donne un sens à sa vie par la servitude : servir un maître, se sacrifier pour une cause, ou, d'une manière plus prosaïque, assurer le bien-être de sa famille. Donner un sens à sa vie, c'est prendre sens, autrement dit, se faire objet. S'offrir comme objet à la jouissance d'un Autre, un dieu par exemple, c'est prendre une plus-value narcissique en attendant la récompense ultime. On se souvient du désarroi d'Eichmann quand ses supérieurs lui ont demandé d'arrêter la déportation des juifs et la manière dont il a essayé, malgré tout, de continuer à faire tourner la machine. Le 8 mai 1945, il perdit ce qui, jusque-là, avait donné un sens à sa vie : obéir à son Führer au service de l'idéal d'une Allemagne, et, pourquoi pas, d'une planète sans juifs. Que tant d'individus "modernes" aient pu adhérer au fantasme d'un risque de contamination de leur sang par un sang étranger peut paraître surprenant, cette crainte n'en était pas moins répandue à l'époque. Aux États-Unis les mariages dits "inter-raciaux" n'ont été complètement légalisés qu'en 1967. D'où la mise en garde de Douglas Kelley à son retour aux USA après avoir soigné les détenus jugés au Tribunal de Nuremberg. Selon lui (16), les dirigeants nazis n'avaient rien d'exceptionnel, c'étaient simplement "des personnalités fortes, dominantes, agressives, égocentriques" auxquelles on avait donné l'occasion d'accéder au pouvoir. Des dirigeants comme Göring, dit-il, "ne sont pas rares. On peut les trouver partout dans le pays, derrière de grands bureaux qui décident des grandes affaires comme des hommes d'affaires, des politiciens et des racketteurs". Quant aux suiveurs, continue Kelley : "Aussi choquant que cela puisse paraître à certains d'entre nous, notre peuple ressemble beaucoup aux Allemands d'il y a deux décennies. Tous deux partagent un fond idéologique similaire et s'appuient sur les émotions plutôt que sur l'intellect." Toujours selon Kelley, des politiciens américains, "bon marché et dangereux", utilisaient l'appât de la race et de la suprématie blanche à des fins politiques, et cela juste un an après la fin de la guerre, avec les mêmes préjugés raciaux que les nazis prêchaient et les mêmes mots que ceux qui résonnaient dans les couloirs de la prison de Nuremberg. De là il a conclu qu'il y avait "peu de choses qui pourraient empêcher la création d'un État nazi en Amérique". Qu'Eichmann se soit converti à l'idéologie nazie ne fait aucun doute, mais était-il pour autant un antisémite fanatique ? Malgré ses dires devant le tribunal et dans ses mémoires, il n'est guère possible de le concevoir autrement qu'antisémite, mais avait-il une haine pathologique des Juifs pour autant ? Ou était-il simplement le porteur de la haine collective suscitée en toute conscience par le régime nazi ? L'exploitation politique de la folie de Hitler a unifié le peuple allemand autour d'un ennemi commun et d'une haine partagée. Comment un individu inscrit au Parti et SS aurait-il pu y échapper ? C'est toute une société qui a été clivée sur le mode schizoparaoïde (Melanie Klein) entre un mauvais objet : le Juif, et un bon objet : l'Aryen. Avant de mentir aux autres, autant comme stratégie de défense face à ses accusateurs que par souci du souvenir qu'il laissera à l'humanité de son passage sur terre, Eichmann se ment à lui-même, ou du moins s'y essaie. Cela est particulièrement évident quand, dans ses Mémoires, il essaie de se convaincre, et nous par la même occasion, de ses bons sentiments envers les Juifs. Pour voir son visage, tout un chacun est obligé de se servir d'un miroir, et là il voit ce qui lui plaît d'y voir, donc son image idéale. Quant à l'image que les autres nous renvoient de nous-mêmes, plaisante ou déplaisante, elle ne constitue notre identité que si nous le décidons. Ce qu'Eichmann transmet comme message à la postérité a le même statut que toutes les rationalisations, morbides ou non : se déculpabiliser et donner à ses actes un sens conforme à la raison et aux valeurs établies. Il s'agit là d'une tentative pour réhumaniser, si ce n'est lui, du moi le regard que nous portons sur lui. En effet, il est plus facile de voir en lui un monstre qu'une créature de dieu car savons que l'homme n'est pas un ordinateur que l'on pourrait programmer sans son accord et que nous ne sommes pas simplement face à des idées et des sentiments, mais des actes que nous jugeons monstrueux. Nos ennemis sont ceux que l'État nous désigne comme tels. Après on y adhère ou pas. Mais un bon citoyen doit se montrer docile, et autant le bâton que la pression sociale et le conformisme poussent dans ce sens. Donc, s'imaginant, peu ou prou, soldat en guerre contre un nouveau genre d'ennemi, l'ennemi de race, qu'est-ce qui aurait pu pousser Eichmann à la désobéissance ? Sûrement pas le fait d'avoir en face de lui des civils désarmés. Une "guerre totale" ne fait pas de différence entre civils et combattants : les bombardements des zones habitées des villes ne cessent de nous le confirmer, encore aujourd'hui. Un nazi nous dirait peut-être qu'un Juif est toujours armé, et que ses armes ce sont ses gènes. Mais cela n'a de sens que pour un adepte des théories raciales. Quant au devoir d'obéissance, il reste encore de nos jours l'alibi facile de tous ceux qui considèrent que l'autorité de l'État est l'unique source du droit, faisant du pouvoir politique une sorte de dieu donnant aux hommes ses instructions. Et c'est bien d'une obéissance inconditionnelle aux Commandements d'Adolf Hitler dont nous parle Eichmann, comme dans une version nazie de "(Seigneur) ta voix guide nos pas". Cette confusion entre loi, norme sociale et volonté de l'État est encore bien entretenue de nos jours, et l'idée selon laquelle les exigences de l'État constituent des lois auxquelles on ne peut que se soumettre fait largement consensus, même quand il s'agit de directives européennes émanant d'autorités n'ayant rien de démocratique et que les institutions nationales sont réduites à des chambres enregistrant les décisions des technocrates européens. Pour le reste, la France actuelle nous montre bien ce que peut être une monocratie, doux euphémisme pour parler de dictature. Ainsi, même dans nos prétendues démocraties, le pouvoir du peuple se limite à celui d'un chien dont l'unique droit politique serait celui de choisir son maître et, éventuellement aussi, la longueur de la laisse qui l'enchaîne. Dire que l'homme est à la recherche d'un maître, d'un guide, d'un Führer ou d'un dieu, est presque devenu une évidence. Personne n'a contraint Eichmann à entrer au Parti nazi et dans la SS, mais en sortir aurait été un peu plus compliqué. D'une manière générale, quand une personne avance comme excuse qu'elle n'avait pas le choix, elle veut dire que le prix à payer pour suivre une autre voie aurait été trop élevé. Confronté à la Solution finale, Eichmann a demandé sa mutation. Elle lui a été refusée, et il en est resté là. Cesarani (17) défend la thèse d'un Eichmann, soldat en guerre contre les Juifs, plutôt que bureaucrate dépourvu d'idéologie et exécutant les ordres aveuglément. Lucy S. Dawidowicz (18) parle, elle aussi, de "guerre", à propos du judéocide. Nous serions donc face à une vraie guerre avec de vrais morts contre un ennemi symbolique : le signifiant "juif" faisant retour sous la forme de millions d'êtres humains ramenés au rang d'objets réels. Le terme de guerre, bien qu'étant particulièrement galvaudé de nos jours, nous renseigne sur la position symbolique du Juif dans la société allemande de l'époque : non seulement il est extérieur au Volk, exclu, mais il représente une menace et un danger qu'il faut éliminer. Pour Hitler, le "Juif" était plus proche de l'objet psychotique que de l'objet phobique. Les inquiétudes du Führer quant à une éventuelle origine juive du côté paternel bien sont connues, mais l'identité de son grand-père paternel n'a jamais été établie avec certitude. Il y a bien là une déchirure dans le tissu symbolique, et sans doute un retour du signifiant paternel non symbolisé sous la forme d'un objet persécutoire. Si cette hypothèse se vérifiait, on pourrait avancer l'idée qu'à travers le judéocide, Hitler ne cessait de tuer sa lignée paternelle. L'important dans cette question de l'ascendance juive de Hitler, n'est pas qu'elle soit réelle, mais qu'il ait pu le croire. Il est difficile de se libérer des croyances mises dans notre esprit par les figures incarnant l'autorité alors que nous étions enfants. Et même si, à l'âge adulte, ou même avant, nous les abandonnons au nom de la raison, ce n'est pas pour autant que nous n'allons pas continuer à y croire inconsciemment et régler nos vies sur elles. Il n'est pas nécessaire qu'un enfant comprenne ce qu'on lui dit, les mots qu'il entend s'inscrivent dans son esprit et produiront inévitablement leurs effets. Cela est particulièrement manifeste dans les effets culpabilisants de certaines prières. Le jeune enfant qui répète le "Priez pour nous pauvres pécheurs" de l'incontournable "Je vous salue Marie" des catholiques, ne sait pas forcément ce qu'il dit, mais il s'inscrit, par ces mots, dans l'Histoire comme "coupable". La prière redouble le mythe du "péché originel" qui fait des humains les descendants d'Adam et d'Eve, exilés par Dieu sur terre. Les Nazis étaient des experts dans l'art de manipuler le mental des enfants. Ainsi, dans l'extrait d'un livre pour enfants de 1936 présenté par Christa Kamenetsky on peut lire : " Le diable est le père du Juif. Quand Dieu a créé le monde, il a inventé les races : les Indiens, les Nègres, les Chinois et aussi la créature malfaisante appelée le Juif (19)." Mais Eichmann était né en 1906, et l'endoctrinement nazi a forcément eu sur lui des effets tardifs et limités. Par contre il était luthérien, donc issu d'une longue tradition antisémite, ce qui ne pouvait que conforter l'idée d'un Juif, "mauvais objet" dont il fallait débarrasser l'Allemagne. Même s'il est compréhensible qu'Eichmann, précisément parce qu'il n'avait rien d'un anti-conformiste, ne pouvait que partager l'idéologie raciste et antisémite qui régnait en Europe à son époque, cela n'impliquait pas forcément le destin qui a été le sien. D'autant plus que cette angoisse permanente qui ne le quittait pas, nous dit bien qu'il était loin de vivre en parfait accord avec lui-même. Cependant son adhésion au Parti nazi n'avait pas été un pur hasard : elle avait été motivée par son désir d'une revanche de l'Allemagne sur la défaite de 1918 et le traité de Versailles, désir partagé par des millions d'Allemands. Son engagement dans une organisation paramilitaire portant uniforme n'est pas anodin non plus. La SS exigeait, comme l'armée, une obéissance inconditionnelle. Il n'était pas question d'un contrat de travail précisant les droits et les devoirs de l'employeur et de l'employé. Il y avait manifestement chez Eichmann une jouissance dans l'obéissance et un besoin de servitude. La SS lui a fourni le cadre, le contenant dont il avait besoin, pour enchaîner les sentiments et les émotions enfouis au fond de lui-même, et faire ainsi rempart à la menace d'être envahi par son hystérie. Sa désobéissance finale à Himmler voulait bien dire : "Je me suis sacrifié pour vous, pour vous j'ai sacrifié ma personnalité, et maintenant vous me laissez tomber". Les différents projets se proposant de préserver la pureté de la race blanche mis en oeuvre dans d'autres pays à la même époque, n'impliquaient pas forcément l'anéantissement des "races" de couleur. D'autres solutions, comme l'apartheid ou l'interdiction des mariages inter-ethniques, ont été mises en place. Qu'est-ce qui a fait basculer l'Allemagne des lois raciales de 1935 et de l'émigration libre ou forcée des Juifs vers le meurtre de masse ? C'est là une question qui n'a jamais vraiment trouvé de réponse même si la thèse intentionnaliste, selon laquelle l'extermination des Juifs était programmée par Hitler depuis 1933, a été largement abandonnée au profit des fonctionnalistes qui en attribuent la cause au déclenchement de la guerre avec l'URSS. Mais surtout il y a eu le refus de nombreux pays d'accueillir les fugitifs (20). Le nationalisme et la volonté du Führer d'homogénéiser la société allemande pour la massifier en vue d'une domination totale, impliquaient inévitablement la suppression de tout élément hétérogène. Le mépris pour la vie humaine, et tout particulièrement pour celle de ceux qui étaient considérés comme étant des sous-hommes" ou des "dégénérés" a fait le reste. Mais les gouvernants n'avaient sans doute guère plus de considération pour la vie des Allemands quand on voit la facilité avec laquelle ils en disposaient soit en les envoyant se faire tuer sur le champ de bataille soit en les assassinant. La Seconde Guerre mondiale a fait entre 60 et 70 millions de morts dont 40 à 52 millions de civils. À titre de comparaison, la population de la France d'avant-guerre avoisinait les 41 millions d'habitants. Il suffit qu'un pays se déclare en guerre et se donne des ennemis pour que toutes les atrocités soient permises, les inhibitions déverrouillées, et cela sans nécessiter forcément un endoctrinement massif comme cela a été le cas dans l'Allemagne nazie. Il suffit qu'un individu ou un groupe soient qualifiés d'ennemis pour qu'ils soient vus comme tels, comme si la population n'attendait que cela pour déverser sa haine et sa violence. S'accaparer des biens des Juifs a été une motivation supplémentaire pour leurs persécuteurs. Les Nazis ont fait avec les pays européens ce que ces derniers ont fait dans leurs colonies où les mêmes horreurs se sont épanouies librement au nom du profit et d'une prétendue supériorité de la "race" blanche. Le libéralisme, en mettant la compétition au coeur des relations humaines, les a déshumanisées en imposant l'idée que la survie des uns ne pouvait se faire qu'au détriment des autres. La morale nazie n'a pas été l'émergence d'une nouvelle morale se substituant à une ancienne, et qui serait entrée en conflit avec elle. Elle est la même que celle du libéralisme anglais fondé sur le darwinisme social, idéologie qui considère que la vie est une lutte perpétuelle pour la survie et que le plus fort dispose du plus faible. Ce n'est pas seulement une morale qui est aux antipodes des valeurs chrétiennes, mais c'est surtout une morale perverse en ce qu'elle réduit l'être humain à l'état de chose, de marchandise ou d'outil. La propagande nazie comparait les relations "interraciales" à ce qu'il en est de la prédation dans le monde animal. Une telle idéologie "naturaliste" n'est cependant que l'intellectualisation d'une position subjective qui est celle de la relation perverse anale à un autre réduit à l'état d'objet fécal. Apparemment Hitler ne pouvait penser l'humain que comme cadavre à travers la soumission totale ou la mort, dans une relation de domination absolue réduisant les autres au statut de déchet. Face à un État pervers, le moi s'adapte, et emprunte des comportements pervers ou pseudo-pervers. Peut-être faudrait-il parler ici de conversion perverse comme on parle de conversion somatique ou psychotique. Somme toute l'histoire nous a déjà donné les sorcières adorant le Malin et se mettant au service d'une morale du mal (ou de ce qui était considéré comme tel à l'époque). Comment expliquer autrement que de millions de personnes, à travers toute l'Europe, se soient mises au service de l'idéologie nazie ? Seul Eichmann et quelques autres, relativement peu nombreux, ont été pendus, mais on ne pouvait évidemment pas exécuter tous les Allemands de 16 à 77 ans qui avaient été mêlés de près ou de loin aux crimes commis en Europe de 1933 à 1945. Plus qu'une morale du crime, le nazisme a été une culture du crime, avec ses écoles, comme celle de Dachau qui forma, sous la direction de "Papa Eicke"(21), de nombreux commandants de camps en les éduquant à la haine, à la cruauté et à l'obéissance aveugle. La transformation de l'homme en "chose non pensante", en "animal machine", pour reprendre l'expression héritée de Descartes, est un premier vecteur indispensable à son eichmannisation. La désubjectivation de l'être humain, sa normalisation et son uniformisation ne sont en rien le propre du nazi ou de l'homme moderne : il s'agit là non seulement d'un effet de la vie en société, mais de survie face au pouvoir incarné par l'État. Pour une vie "paisible" mieux vaut donc ne pas trop penser, et surtout ne pas penser en dehors des vérités imposées. Une telle existence nécessitera cependant alcool, drogue et médicaments, etc. pour être vécue. La propagande est là pour influencer le comportement des citoyens, à l'instar de la publicité qui leur dit ce qu'ils doivent acheter. Une des conséquences en est que peu nombreux sont ceux qui osent avoir une pensée hors norme, au point que chez certains la peur d'être anormaux, ou considérés comme tels, les condamne au silence. Le conformisme naît aussi de la peur d'être exclu du groupe. Quant à l'enseignement, républicain ou autre, il vise, outre l'acquisition de connaissances, surtout à l'éducation à l'obéissance. Ajoutons à cela que la préoccupation de l'homme ordinaire, réduit à une vie à la limite de la pauvreté, est d'abord d'assurer sa survie et celle de sa famille. La grande réussite du libéralisme a été de faire de l'argent une priorité absolue pour une majorité d'individus qui ont fini par laisser loin derrière eux la question de leurs droits et de leur dignité. En faisant vivre les hommes comme des bêtes, "on", c'est-à-dire ceux qui détiennent le pouvoir et l'argent, en font des bêtes : moutons ou zombies en uniforme défilant serrés comme des sardines en boîte. Eichmann a été l'un d'eux, sauf que son désir d'attirer le regard sur lui en a fait le symbole d'un crime qui le dépassait largement. L'analogie entre le travailleur de l'ère industrielle et la machine est au coeur du film de Charlie Chaplin, "Les Temps modernes" : le travail à la chaîne avec ses tâches stéréotypées et ses cadences font du travailleur une sorte de robot enchaîné à la chaîne de production. Ce n'est pas pour rien que certains ont parlé d'industrie ou d'usine de la mort pour décrire les camps d'extermination : là aussi il fallait produire plus en moins temps et à moindres frais. Si on peut être "machinoïde" sans être criminel de masse, cela y prépare. Eichmann a déclaré à la fin de son procès que "les dirigeants nazis avaient abusé de sa vertu (22)." En l'occurrence, ce qu'il désigne comme étant une vertu, c'est une soumission conçue sur le modèle de celle de l'animal domestique répondant mécaniquement à la voix de son maître. Mais même si vous prenez un chien, le dressage ne fait pas tout : l'amour du maître, ou la peur qu'il inspire, sont des éléments-clés de son comportement. Reste, qu'au début du 20ème siècle, la conception de l'éducation des enfants avait encore beaucoup de points communs avec le dressage des animaux, surtout des chevaux d'ailleurs. Seule la morale peut faire obstacle à une violence ou un homicide commandés par l'autorité dite légitime de l'État. Un tel acte est légal pour peu que certaines formalités soient respectées comme par exemple une condamnation à mort par un tribunal, fût-il d'exception ou simple parodie. Même la morale judéo-chrétienne a, face à l'homicide, une position à géométrie variable, et il y a bien des cas où elle ne condamne pas le meurtre. Quant à la Bible, elle foisonne de meurtres commis par dieu, directement ou indirectement (23). Alors, reste la répugnance personnelle à tuer un de ses semblables, mais celle-ci est aussi dépassable et, l'habitude aidant, les mêmes peuvent finir par y trouver du plaisir. Si l'idée d'envoyer les Juifs à la mort a d'abord déplu à Eichmann, il a fini par y prendre goût, et pas uniquement par amour du travail bien fait. S'il avait rencontré en lui une opposition tranchée au projet de génocide, il ne s'en serait pas tiré à si bon compte, et aurait développé des pathologies mentales bien plus sévères que ses angoisses et ses petits accès dépressifs. Pour se lancer dans ce genre de crime, il faut davantage que le devoir d'obéissance, il faut une jouissance personnelle, fut-elle inconsciente. Que rêver de mieux, pour certains, que de jouir du pouvoir absolu de donner la mort tout en étant assuré de l'impunité ! Le névrosé en rêvera et le pervers réalisera son rêve - celui du névrosé. Une des clés du succès du nazisme a été de donner satisfaction à des pulsions habituellement refoulées. Eichmann n'était pas dépourvu d'agressivité, mais les tests montrent qu'il la fuyait. Elle pouvait s'exprimer à l'occasion par des colères et une certaine violence teintée de mépris à l'égard de ses collaborateurs juifs. À ce moment-là, l'image du "gentleman" se fissurait. Comment aurait-il pu ne pas jouir de sa position de toute-puissance et de la terreur qu'il inspirait ? Certains témoins au procès ont parlé d'une profonde mutation de sa personnalité à Vienne, début 1939, quand, à la faveur d'une promotion, il acquit un véritable pouvoir. Le Dr Meyer raconte : "J'ai dit aussitôt à mes amis que je n'étais pas certain d'avoir affaire au même homme. Tant la métamorphose était terrible [...]. Je rencontrai là un homme qui se comportait comme s'il était maître de la vie et de la mort. Il nous reçut avec insolence et grossièreté (24)." L'antisémitisme, et le racisme d'une manière générale, ne tiennent une place importante dans l'eichmannisme qu'en tant qu'ils expriment la haine d'une l'altérité perçue comme menaçante, les juifs étant le symbole d'un groupe ethnique et religieux inassimilable, mettant en danger les projets d'homogénéisation et d'uniformisation, donc de massification de la population. La haine de l'autre soigne la haine de soi en la détournant vers le monde extérieur. La haine partagée fait lien et le crime rend complice. La pulsion de destruction, donc la force qui pousse à détruire et qu'il faut distinguer du concept freudien de pulsion de mort, est réactionnelle à l'insatisfaction. Elle est décharge du trop-plein de tension par la violence ainsi qu'un moyen pour accéder à la satisfaction en supprimant ce qui y fait obstacle. Le fantasme du "meurtre du père" repose autant sur le désir d'éliminer un rival que sur celui d'effacer la Loi, celle de l'interdit de l'inceste porté par la figure paternelle. Rappelons la singularité de cette image dans le TAT d'Eichmann : c'est celle d'un père qui incite son fils à la transgression là où il est censé énoncer l'interdit, si bien que certains commentateurs ont évoqué l'hypothèse que cette image paternelle pouvait être liée à Hitler dans son rôle de pousse-au-meurtre. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : d'une renaissance criminelle du peuple allemand avec Adolf Hitler comme figure paternelle. C'est l'amour pour le père, entrant en conflit avec la haine, qui fait retour à la conscience comme devoir moral d'obéissance à un Führer comme nouvelle figure de la Loi. Derrière celle-ci se cache un dieu que l'on sert dans le but de donner un sens à sa vie pour accéder ainsi à une forme de plénitude narcissique. "Dieu" c'est aussi le nom donné par les hommes à un Autre qui aurait réussi là où l'enfant a échoué, c'est-à-dire à satisfaire le désir de la mère. Qu'il soit jeté du lit parental ou du paradis, il en résulte pour l'humain une blessure narcissique qu'il ne cesse de vouloir réparer dans l'espoir d'un retour au paradis perdu. Mais il va d'échec en échec. Du moins c'est là le destin du névrosé. Le pervers, quant à lui, réussit à se leurrer : convaincu de sa réussite, il se propose d'être le "bon" pasteur, le guide qui manque au troupeau. Manifestement les sociétés humaines sont moins basées sur un contrat social qu'une instrumentalisation perverse de la population. Éduqué à ne pas penser, l'homme ordinaire est facile à influencer et embrigader. Il finit même par trouver de la fierté dans sa robotisation. Eichmann est pris au piège de sa demande de reconnaissance : il attend que l'Autre, incarné par l'État, lui dise ce qu'il doit faire et être. En ce sens, il n'est pas loin de représenter le citoyen idéal, semblable au petit enfant face au miroir attendant un signe d'acquiescement de l'adulte qui le tient dans ses bras. Toutes les sociétés sont basées sur cette forme de servilité qui impose à l'individu de sacrifier sa spontanéité : sacrifice imposé mais aussi offert par amour de la figure incarnant l'Autorité. Pour satisfaire aux exigences imposées par ses fonctions, Eichmann s'est clivé, régressant à un mode de fonctionnement schizoparanoïde, avec un clivage, non seulement du moi et du surmoi, mais aussi des pulsions. "Si je devais utiliser un paradoxe, nous dit Istvan Kulcsár, je dirais que la pulsion meurtrière d'Eichmann était un sadisme déshumanisé : une extermination sans éros, sans contact, sans but ni profit. Si je devais inventer une expression pour désigner ce phénomène nouveau, je l'appellerais - à la différence du sadisme - l'Eichmannisme (25)." La libido, déliée des pulsions de destruction, vient se reporter sur le moi, le dédommageant ainsi de la honte et de la culpabilité qu'auraient pues lui inspirer les actes de son autre "moi", ce qui permettra à Eichmann de dire à son procès qu'il ne se voyait pas comme étant un salaud. Le moi désérotisé pouvait, dès lors, se livrer au meurtre de masse sans émotion. Dans le sadisme, la libido met une limite à la destructivité et préserve la vie, l'objet de jouissance; rien de tel dans l'eichmannisme. Bien que l'engagement d'Eichmann dans le judéocide fût total, ce projet n'a jamais été vraiment le sien. S'il ne fait aucun doute qu'il y adhéra, sans quoi il n'aurait pas pu oeuvrer avec le zèle dont il a fait preuve, faire sien le désir d'un autre n'est jamais qu'une appropriation imparfaite menant à une aliénation détournant le sujet du chemin que lui assigne son propre désir. La dépression se manifeste chez Eichmann quand il est confronté au fossé qui sépare ses ambitions des projets de sa hiérarchie, mais cette dépression ne dure que le temps de "digérer" ces derniers. Son angoisse nous montre que cette ingestion est en fait une indigestion et que l'assimilation est, au moins pour une part, factice. Il se ment d'abord à lui-même en se mettant aux ordres de l'uniforme qu'il porte et avec lequel il finit par avoir l'illusion de se confondre. Mais ce genre d'aliénation n'est jamais que partielle et il subsiste toujours un certain degré de conscience de soi, une conscience douloureuse qu'il soigne à l'occasion par l'ivresse alcoolique. Eichmann raisonne comme s'il devait une obéissance absolue à l'État. C'est effectivement ce qui est attendu de lui en tant que SS, c'est aussi ce à quoi il s'est engagé par son serment de fidélité au Führer. La soumission à l'autorité de l'État est exigée de tout citoyen et ceux qui refusent de se soumettre se trouvent mis au ban de la société. Nous avons actuellement, sous nos yeux, l'exemple de ceux qui ont refusé le vaccin contre la Covid. Ceux-là ont préféré écouter leur conscience, considérant que leur corps et leur esprit leur appartenaient, et non à l'État. Ils ont accepté d'incarner aux yeux d'une majorité de la population le stéréotype du mauvais citoyen, et en payent les conséquences. La violence des relations sociales ne fait pas de cadeau aux marginaux, ou à ceux qui sont considérés comme tels. Nombreux sont ceux qui se soumettent sans conviction car, à défaut d'une belle vie, ils en veulent une qui ne soit pourrie encore davantage qu'elle ne l'est déjà. Sur cette base, l'État peut faire faire un peu n'importe quoi à une majorité de la population. Mais il en résulte une souffrance dépressive qui, pour être calmée, nécessite psychotropes, alcool et autres drogues. Eichmann ne conçoit aucune limite, morale ou autre, au devoir d'obéissance à l'Autorité de l'État incarnée par le Führer. Et c'est en cela qu'il nous interroge. L'eichmannisme est, certes, indissociable d'une certaine configuration sociétale, celle de l'État totalitaire, mais les mêmes comportements émergent dès que la séparation des pouvoirs, pilier de l'idéal démocratique, se révèle vacillante et que la Justice se voit réduit à n'être qu'une administration étatique de plus. Il y a indéniablement un lien entre l'absence de limite symbolique dans l'exercice du pouvoir et l'absence de limite dans l'obéissance. Quand l'autorité de l'État n'est assujettie à aucune loi, ses serviteurs ne gagnent pas en liberté, bien au contraire. S'ils peuvent donner libre cours à leurs pulsions, c'est uniquement sur ordre. Seule une conscience morale forte, de celles qu'on qualifie de nos jours de "psychorigides," pourrait contraindre quelqu'un à la désobéissance. Nous savons qu'Eichmann a écouté sa conscience plutôt que ses ordres une seule fois : le jour (en septembre 1941) où il détourna vers le ghetto de Lódz un convoi qui aurait dû amener des déportés vers Minsk ou Riga en vue de leur extermination. Ce détournement leur permit de vivre plus longtemps (les derniers survivants de ce ghetto furent éliminés à Auschwitz pendant l'été 1944). S'il est vrai que pour lui l'obéissance aux ordres du Führer n'était pas seulement une contrainte imposée de l'extérieur mais aussi une exigence morale, nous pouvons dire qu'il a réussi à cette occasion à trouver un compromis entre deux exigences morales contradictoires, évitant ainsi un conflit psychique. Après cela il ne lui a été possible d'échapper au conflit moral qu'en se clivant et sacrifiant son surmoi judéo-chrétien pendant son "travail". Ce qui pervertit le sujet c'est de devoir face à 2 exigences surmoïques contradictoires, ce qui le met dans une situation de conflit moral auquel il échappe par un clivage qui dépasse le seul moi pour toucher toute la psyché et qui est rendu possible par une faille structurelle : le désaveu de la castration qui constitue le noyau pervers. Évidemment, tout individu n'est pas capable d'une obéissance absolue à l'autorité de l'État, et ceci même quand il se sait assuré de l'impunité, surtout quand il s'agit de meurtre ou, pire, de participer activement à un génocide. Mais l'exemple d'Eichmann nous montre qu'une conscience morale peut évoluer et se cliver quand un compromis entre des exigences contradictoires n'est plus possible. Dans le despotisme, c'est-à-dire le pouvoir politique absolu et arbitraire d'un seul, la volonté du tyran est l'unique loi pour une population qui n'a guère que trois solutions : se soumettre, s'opposer ou prendre la fuite. Aucune médiation symbolique n'est possible quand le "je veux" de l'un fait loi pour tous les autres, sans le moindre espace pour un quelconque contre-pouvoir. Le citoyen d'un état totalitaire se trouve dans une situation comparable à celle d'un enfant qui viendrait de naître et qui serait complètement dépendant d'un l'adulte qui disposerait de lui de façon aléatoire, selon son bon plaisir Nous pouvons retrouver les traces d'un tel vécu dans les cauchemars d'adultes ayant été maltraités dans leur enfance, quand le sujet se revoit, enfant, livré pieds et poings liés à la violence d'un parent en proie à un désir déchaîné. Certaines techniques d'interrogatoire ou du maintien de l'ordre, même dans nos prétendues démocraties, reposent sur le même principe : inspirer une terreur venant rappeler à leurs victimes l'effroi originaire, celui d'être exposé sans défense au bon vouloir d'un autre avant qu'un lien de confiance ne soit créé avec lui. On a vu récemment, lors des manifestations des Gilets jaunes, l'efficacité des tirs de LBD en pleine tête de manifestants choisis au hasard, mais de préférence pacifiques. Le résultat en a été une terreur dissuasive après des dizaines de mutilations et des centaines de blessés. Face à un pouvoir qui peut faire d'un individu ce que bon lui semble, on n'est que victime, même celui qui choisit le camp du despote. Servir Hitler impliquait de s'inscrire complètement dans sa volonté, ce qui n'allait pas sans des renoncements, pas forcément compensés par les bénéfices en résultant. Face aux crimes nazis beaucoup d'Allemands et d'Européens ont choisi comme fuite la politique de l'autruche. Mais le désinvestissement de la réalité passe par un désinvestissement de soi : ne pas regarder la réalité en face implique de ne pas se voir soi-même. Dans les psychoses, une des fonctions du délire est précisément de redonner vie au sujet à travers un soi délirant. D'ailleurs la représentation qu'a Eichmann de lui-même est à la limite du délire, comme tout moi idéalisé d'ailleurs. Et il n'y a que de moi qu'idéal. Pour penser, comme pour voir, il faut en avoir le désir, celui d'ouvrir les yeux. De ce point de vue, la pensée est facilement comparable à un regard interne ou à une lumière, "pour y voir clair". Et de la même façon qu'il est possible de fermer ses yeux pour ne pas voir, on peut fermer sa pensée. On peut aussi regarder ailleurs et se distraire. Nous avons alors Eichmann, l'homme qui ne pensait pas d'Arendt, l'homme qui se laissait faire comme un enfant se soumettant à la violence de l'adulte, ce qui n'exclut d'ailleurs pas qu'il ait pu y trouver jouissance. Ce que nous savons de Goering illustre bien la peur que pouvait inspirer Hitler. Elle le rendait obséquieux au point d'accepter d'être humilié. Et par crainte des colères de son Führer, il allait jusqu'à lui mentir sur les succès de la Luftwaffe. Il était comme un enfant à la recherche de l'amour d'un père. Dans un pouvoir vertical, la peur se transmet aux échelons inférieurs. Un moyen de s'en protéger est l'identification idéalisante qui fait d'un individu le "copier coller" de ce qu'on attend de lui. Une telle métamorphose passe évidemment par la négation de sa propre personnalité. La première fonction du mimétisme, ou de sa version humaine, l'identification hystérique, est de se protéger d'un danger. Ne pas décevoir ses chefs, plaire à son Führer pouvait se révéler vital dans le système nazi. La sanction pouvait aller de la simple disgrâce au camp de concentration.Un seul mot de Hitler suffisait à condamner à mort toute personne. Goering a failli en faire les frais après lui avoir envoyé un télégramme lui proposant de prendre sa succession en avril 1945. Quant à Eichmann, il est certain qu'il ne voyait que ce qu'il avait envie de voir. Et quand la réalité devenait trop insistante, il la fuyait dans l'alcool. Il n'est pas rare de rencontrer des sujets qui culpabilisent pour des actes qu'ils ont commis des années auparavant en prenant subitement conscience qu'ils ont jadis mal agi. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas de culpabilité avant cette prise de conscience, elle a très bien pu rester flottante pendant des années ou déplacée, alimentant la haine de soi. La culpabilité se déplace facilement sur d'autres représentations, sur le modèle de l'angoisse. Par ailleurs on sait que la faute est souvent attribuée à la victime, sur le modèle : "Ce n'est pas ma faute s'ils sont juifs. Ils n'avaient qu'à ne pas l'être." Quant à la compassion, elle peut être reportée sur soi-même. Arendt écrit à propos de Himmler : "[...] Il s'agissait de retourner, pour ainsi dire, ces instincts (c'est la pitié qu'elle qualifie d'instinct) en les dirigeant vers soi. Ainsi au lieu de dire : 'Quelles horribles choses j'ai faites aux gens !' les assassins devaient pouvoir dire : " À quelles horribles choses j'ai dû assister dans l'accomplissement de mon devoir, comme cette tâche a pesé lourd sur mes épaules (26) !". Nous nous trouvons confrontés chez Eichmann à une véritable construction mentale dont le but est, si ce n'est de l'innocenter, du moins d'atténuer sa faute et de lui donner une dimension humaine. Il ne cesse de vouloir nous répéter : "Regardez-moi, je ne suis pas le monstre que vous croyez !" Ce n'est pas que le tribunal qu'il veut convaincre, ou la postérité, mais d'abord lui-même quand il affirme, par exemple, que, grâce à ses dons d'organisateur, il a évité beaucoup de souffrance à ceux qu'il envoyait à la mort. Nous retrouvons là l'idée que donner une mort qualifiée de douce (euthanasie) est acceptable et que le vrai crime n'est pas tant de tuer que de faire souffrir. À cela s'ajoute l'idéologie inspirée du darwinisme disant que l'être humain n'est qu'un animal, une entité biologique parmi d'autres. Eichmann allait même encore un peu plus loin, en ne voyant dans la mort et ce qui la suit qu'un réarrangement d'atomes. Toutes ces idées étaient là pour le convaincre que ses actes n'étaient pas si graves qu'on pouvait se l'imaginer. Mais penser la vie ainsi, sur un mode purement matérialiste, traduit déjà une profonde déshumanisation. Eichmann ne pouvait espérer être innocenté par le tribunal qui le jugeait, ni même en attendre la moindre clémence. Il se plaindra cependant, après sa condamnation, de n'avoir pas été compris et se dira "victime d'une erreur", toujours convaincu qu'il payait pour des actes commis par d'autres (27). Il n'a jamais admis qu'une seule faute : celle d'avoir "aidé et encouragé" l'exécution des crimes dont on l'accusait (28), et ne se voyait que comme n'ayant jamais qu'un "instrument" aux mains des dirigeants nazis, leur victime. Mais, même s'il ne l'a dit pas expressément, il devait aussi se vivre comme étant une victime de l'État d'Israël. Cette jouissance à s'imaginer en victime sacrificielle se retrouve dans ce qu'il nous dit du fantasme de sa propre pendaison en public, apportant ainsi sa contribution au soulagement de ces jeunes allemands qui se sentent coupables des crimes commis par la génération de leurs parents (29). C'est là sa version de l'idéal chrétien d'un Jésus crucifié sur la croix pour racheter les péchés de l'humanité. Un tel fantasme masochiste n'a rien d'exceptionnel pour un chrétien. On retrouve là un Eichmann nazi et chrétien, l'un s'offrant en sacrifice au diable, l'autre à dieu. Cela signifie que le sentiment de culpabilité qui l'habitait était d'emblée racheté par le sacrifice de soi : une punition permanente pour une faute permanente dont l'origine remonte sans doute à l'enfance. Mais qu'il puisse penser qu'il n'a rien à se reprocher parce que ses crimes sont rachetés par son sacrifice à la nation, n'exclut en rien le rôle déterminant de l'angoisse dans sa démarche. Dans son présent il rejoue son ambivalence passée aux images parentales. On sait que la haine du père mène à la révolte et son amour à la soumission. Pour sortir du conflit généré par son ambivalence, Eichmann a reporté sa haine du père sur lui-même et son amour sur son Führer. Il a été loin d'être un enfant-modèle, parfait dans l'obéissance : son père dira en parlant de lui "Adolf a toujours été le mouton noir de notre famille (30)". _______________________________
1) Istvan S. Kulcsár, "Ich habe immer Angst gehabt", article de Istvan S. Kulcsár dans "Der Spiegel" n° 47/1966. https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46415162.html 2) Johann Chapoutot, "Comprendre le nazisme", Tallandier 2020. Dans ce recueil de textes, je me suis référé plus particulièrement à celui intitulé : "La loi du sang", pages 161 à 172, et à celui nommé : "Le national socialisme face au vertige de la liberté", pages 424 à 430. 3) Victor Klemperer, "LTI, la langue du IIIè Reich", Albin Michel 1996, p.206. 4) ibid. p.208. 5) ibid. p.203. 6) ibid. p.203-204. 7) Hannah Arendt, "Eichmann à Jérusalem", Gallimard, 2018, p. 278. 8) Cesarani David, "Adolf Eichmann", éd. Tallandier 2014, p. 403. 9) ibid., p.250. 10) Arendt, p. 222. 11) ibid. p. 257. 12) ibid. p. 257. 13) ibid. p. 222-223. 14) ibid. p. 278. 15) http://www.schoah.org/shoah/eichmann/goetzen.htm 16) Propos rapportés par Damion Searls, "The Nazi Mind", how psychiatrists used Rorschach tests to examine Nazis during the Nuremberg trials. Paris review February 22, 2017 . https://www.theparisreview.org/blog/2017/02/22/the-nazi-mind/ 17) David Cesarani, "Adolf Eichmann : la carrière d’un nazi", Revue d’Histoire de la Shoah 2015/2 (N° 203), pages 301 à 326 https://doi.org/10.3917/rhsho.203.0301 Pour Cesarani, le cas Eichmann est limpide : " En fin de compte, Eichmann était un idéaliste. Il souhaitait contribuer à la restauration de l’Allemagne et créer une communauté raciale nationale saine, une Volksgemeinschaft. Pour y parvenir, il en vint à croire qu’il était nécessaire d’éliminer les éléments impurs, notamment les Juifs. Dans la conception nazie du monde, c’était une politique rationnelle scientifique qui devait être impitoyablement appliquée. Dès lors que l’Allemagne entra en guerre, les Juifs constituèrent une menace non plus seulement pour la pureté de la nation, mais pour sa survie dans une lutte généralisée. Il devint nécessaire de mener contre eux une guerre sans merci et de n’en épargner aucun. Ayant été un expert en matière d’émigration, Eichmann devint un soldat de la guerre contre les Juifs. Sa méthode guerrière consista en un génocide et il devint ainsi un génocidaire." 18) Lucy S. Dawidowicz , The War Against the Jews, édition Bantam 1986. 19) Cité par Christa Kamenetsky, Children's Literature in Hitler's Germany : "The cultural Policy of National Socialism" (éd. Ohio University Press, 1984). 20) http://www.gisti.org/spip.php?article5927 http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/fiches-thematiques/la-montee-du-nazisme-et-les-persecutions-antisemites-en-allemagne-1933-1939/la-persecution-des-juifs-allemands.html 21) https://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_de_concentration_de_Dachau#Meurtres_sous_l'autorit%C3%A9_d'Eicke 22) Hannah Arendt, "Eichmann à Jérusalem", Gallimard, 2018, p. 432. 23) Steve Welles, "Drunk with Blood: God's Killings in the Bible", 2013. Thomas Römer, professeur à la Faculté de théologie des sciences et des religions de Lausanne et au Collège de France, écrit : "... De nombreux penseurs et théologiens dénoncent la violence insupportable du livre de Josué, voyant dans la conquête de Canaan menée par Josué le premier génocide de l'humanité." https://www.acatfrance.fr/public/04-h06-dossier-article_4.pdf 24) Arendt, ibid. p.143. 25) Istvan S. Kulcsár, "Ich habe immer Angst gehabt", article de Istvan S. Kulcsár dans "Der Spiegel" n° 47/1966. 26) Arendt, ibid p. 209. 27) Ibid. p. 432. 28) Ibid. p. 430. 29) Ibid. p 424. 30) Stangneth Bettina, "Eichmann avant Jérusalem", Calmann-Lévy, édition numérique, p.86.
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