Culture, lundi, 20 décembre 1993, p. B7
LE DEVOIR
Concerts classiques
La musique et ses paradoxes
Carol Bergeron
Les pianistes duettistes Josée et Martin Caron
Richard Strauss/Caron, Métamorphoses», Till Eulenspiegel» op.26; Mendelssohn/Caron, «Symphonie» no.4 op.90, «Italienne».
Jeudi 16 décembre, salle Claude- Champagne.
L'ensemble Anonymus
Dir. Claude Bernatchez: «Adventus», Noël au royaume de Chypre, «Antiennes grégoriennes et Motet polyphoniques d'«Ô», «Motet, Homo mortalis firmiter, Hodie puer nascitur».
Samedi 18 décembre, salle du Gesù.
Sans chercher à réunir ces musiques que le temps à mis des siècles à séparer, il se trouve que les concerts de l'ensemble Anonymus et du duo Caron reflètent assez bien cette quête d'un discours capable de traduire l'inquiétude qui ronge notre époque. Chacun à sa manière, ces interprètes récupèrent le passé dans le but de l'adapter au présent, de le soumettre aux lois actuelles. Comment, autrement, justifier telle transcription pour deux pianos d'une partition aussi intrinsèquement liée à l'orchestre que celle de Till Eulenspiegel de Richard Strauss? Pourquoi détourner vers le concert, des pages grégoriennes ou polyphoniques médiévales explicitement destinées à la liturgie catholique de l'Avent?
Ces paradoxes qui viennent de l'impossibilité d'atteindre à l'authenticité absolue dans le «geste interprétatif», mènent l'interprète sur la seule voie du compromis. Tout réside alors dans la qualité du compromis. Jusqu'où peut-on aller sans trahir l'œuvre et son auteur?
Au 19e siècle, par exemple, la publication d'une œuvre symphonique était fréquemment suivie de sa réduction pour piano seul, piano à quatre mains ou deux pianos quatre mains. C'était là une façon d'en favoriser la circulation parmi les mélomanes; trop peu nombreux les concerts symphoniques n'y suffisaient point et la radio, la télévision et le disque n'existaient pas encore. Aujourd'hui, une telle démarche n'a plus sa raison d'être.
Transcrire Richard Strauss ne mène à rien, à moins de le faire brillamment, à moins que le plaisir des exécutants (l'aspect hautement hédoniste de l'exercice) se partage avec l'auditoire. Cela devrait suffire, car pour le reste, le duo Caron ne m'a convaincu ni de la nécessité, ni de l'utilité non plus que des avantages de transcrire pour le concert. Aussi, est-ce dans la mesure où l'intention me semblait généreusement gratuite, que l'on peut s'étonner de la qualité de leur démonstration. Le jeu ne manque ni de bravoure ni de finesse, l'entente ne connaît pas de véritables faiblesses, l'interprétation découle d'une connaissance intime de la partition. Tout est là et le sera davantage quand les partenaires (le frère et la sœur) auront trouvé la manière d'affirmer ce qu'ils savent avec une plus grande certitude. Il faut en effet donner au discours pianistique une telle présence, un tel relief que l'auditeur en oublie l'orchestre, sa destination première.
Repenser la musique du Moyen-âge en fonction des paramètres actuels du concert est en soi un tour de force qui ne peut faire autrement que de la dénaturer. Que reste-t-il alors de la substance des psalmodies grégoriennes ou des Antiennes polyphoniques d'un manuscrit cypriote du 14e siècle? De là, la nécessité de transposer, d'adapter la matière originale en fonction des contingences du moment aussi bien que des ressources (chanteurs et instrumentistes) d'une formation comme celle d'Anonymus.
Ainsi, le travail de Claude Bernatchez, le directeur d'Anonymus, fut-il de créer une «œuvre nouvelle» à partir d'éléments qui n'avaient pas été conçus à cette fin. Ce raccourci de liturgies (les vêpres des sept jours précédant Noël) au cours desquelles les sept Antiennes «Ô» (Ainsi appelées parce que chacune commence par l'acclamation «Ô») étaient successivement chantées, nous prive-t-il cependant d'un contexte considérable. Pendant l'exécution, j'ai souvent eu le sentiment que trop d'éléments manquaient, qui auraient facilité une meilleure appréciation de la musique: d'abord, un chœur, plutôt que deux voix principales; des parties instrumentales mieux affirmées; et surtout, un lieu plus inspirant qu'une sombre salle de spectacle.